Agriculture et engrais : l’Europe bientôt à la merci de la Russie ?

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Par Marc Pelletier Modifié le 19 octobre 2018 à 13h25
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90 %L'Europe importe 90 % de sa consommation en phosphates

La question est on ne peut plus sérieuse : la semaine prochaine, les autorités européennes vont discuter milligrammes et chimie dans la composition des engrais phosphatés utilisés sur le continent, engrais considérés à juste titre par l’Union européenne comme « matière première cruciale ». De cette décision dépendra l’indépendance agro-alimentaire de l’Europe.

Moscou retient son souffle. Les agriculteurs européens aussi, mais pour une raison radicalement différente. Eux croisent les doigts pour que leurs dirigeants prennent une décision mesurée et pragmatique. La source de cette divergence ? Le taux de cadmium dans les engrais phosphatés importés en Europe.

Aujourd’hui, l’Europe importe 70% de ses besoins en phosphates des pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest. La nouvelle réglementation soumise par la Commission de Bruxelles les mettrait purement et simplement sur la touche. De son côté, le Kremlin raflerait la mise, pouvant par la suite imposer son calendrier à ses partenaires et clients européens, comme il l’a fait avec le gaz au moment de la crise ukrainienne. Les enjeux liés à la sécurité alimentaire européennes sont colossaux, l’intensité du lobbying exercé par la Russie sur les décideurs européens n’est donc pas étonnante. Voici pourquoi.

Bataille de chiffres

L’Europe planche sur le sujet des engrais depuis plusieurs années. Au printemps 2016, la Commission européenne a rendu public un nouveau projet en trois temps. Première étape : fixer dès à présent un nouveau taux maximum à 60 mg/kg. Trois ans après cette première limitation, le taux passerait à 40mg/kg, puis à 20mg/kg douze ans plus tard. Ce sont ces seuils minimaux qui font l’objet de négociations entre le Conseil de l’Union européenne, le Parlement européen et la Commission de Bruxelles. A titre de comparaison, le Canada et l’Etat de Washington permettent tous deux l’utilisation d’engrais phosphatés présentant un taux de cadmium de 889mg/kg.

Le Parlement a également présenté son projet, avec une limite unique à 20mg/kg d’ici quelques années. Le Conseil de l’Union européenne, quant à lui, reste sur une position plus réaliste, en souhaitant fixer la limite européenne à 60mg/kg d’ici huit ans. Laissant ainsi un délai aux industriels du phosphate pour réussir à baisser légèrement le taux de cadmium de leur minerai, un processus extrêmement coûteux et impossible à généraliser à l’heure actuelle. Même la Commission le reconnaissait elle-même : « En l’absence d’informations sur le coût et la fiabilité d’un processus de “décadmiation” à l’échelle industrielle, l’introduction immédiate d’une limite fixée à 20mg/kg de cadmium aurait des conséquences économiques désastreuses pour la presque totalité des pays producteurs en Afrique du Nord et du Proche-Orient, qui seraient exclus du marché européen. » Pourquoi, dans ce cas, persévèrerait-elle ?

Cet éventuel changement de taux est donc davantage dogmatique que pragmatique. « Les études montrent que le niveau actuel toléré ne présente pas de risques et il n’y a pas non plus de raison agronomique pour justifier cette baisse du taux », assurait Thierry Loyer en 2016, président de l’Unifa (Union des industries de la fertilisation), cité par le magazine Cultivar. Partout en Europe, des voix s’élèvent contre le projet de la Commission. En Pologne par exemple, Jaros?aw Leszek Wa??sa – député européen et fils de l’ancien président – aimerait que l’Europe prenne son temps. Selon lui, l’étude sur laquelle s’appuie la Commission européenne est « obsolète et non représentative sur le cadmium dans les fertilisants présents sur le marché de l’Union. La science ne plaide pas pour une diminution radicale ».

Cette nouvelle norme ne passerait pas non plus l’épreuve du terrain. « Il est reconnu que cette nouvelle législation affectera le marché, sachant que 50% des engrais phosphatés présents sur le marché européen dépassent cette limite prévue dans le délai de douze ans, explique Erik Smolders de l’Université catholique de Louvain en Belgique, dans un rapport publié en partenariat avec l’Université de Wageningen aux Pays-Bas. Tout le monde sait aussi que la prétendue “décadmiation” des engrais n’est pas envisageable à l’heure actuelle. » A qui profiterait donc le crime, sachant que l’Europe importe 90% des six millions de tonnes de sa consommation en phosphates ? La réponse tient en six lettres : la Russie, qui se rêve en superpuissance agricole. En mars dernier, le président Poutine s’est d’ailleurs félicité de voir « les recettes des exportations agricoles dépasser celles de l’armement de plus d’un tiers » (28,8 milliards de dollars contre 15,6). L’agriculture, nouvelle arme de pouvoir et d’expansion ? Evidemment.

Lobbying en coulisses

Le problème principal posé par la proposition de la Commission de Bruxelles est donc la potentielle dépendance de l’Union européenne. « Cette mesure – la baisse du taux – limiterait l’accès au marché de l’Union à un nombre réduit de fournisseurs, alors que l’Europe ne produit que 10% de ses besoins en phosphates », explique Fertilizers Europe, qui regroupe les principaux producteurs européens d’engrais. Bruxelles remettrait ainsi son équilibre agricole entre les mains de Moscou.

Les grands vainqueurs d’un changement de réglementation ne seraient donc ni l’agriculteur européen, ni le consommateur français. Il faudrait les chercher à l’extrême nord-est de l’Europe, près de la frontière finlandaise. Là-bas, dans la froide région de Mourmansk, les industries russes du phosphate et des fertilisants tournent à plein régime, et aimeraient s’imposer comme principales sources d’approvisionnement du Vieux continent. Un énorme marché ! Il est ainsi aisé de comprendre pourquoi les entreprises russes s’activent dans les coulisses pour imposer leur argument essentiel. Le phosphate russe présente naturellement un taux de cadmium plus bas que le phosphate de tous ses principaux concurrents.

Nº1 dans la ligne de mire de Moscou, sachant que la Chine et les Etats-Unis ne visent pas le marché européen au regard de leurs besoins domestiques : les phosphates marocains et tunisiens. Naturellement plus riche en cadmium que le phosphate russe, issu de roches volcaniques, le phosphate d’Afrique du Nord (sa teneur varie entre 29,5 et 72,7mg/kg) se retrouverait donc interdit en Europe, la Russie passant instantanément de partenaire secondaire à interlocuteur principal. Or, le phosphate de nature sédimentaire – comme les phosphates africains – représentent 95% des réserves mondiales.

Ce nouveau monopole aurait également une répercussion directe sur les prix : « Limiter le niveau de cadmium dans les engrais phosphatés a un impact important sur le prix du produit fini en raison de la rareté des gisements de phosphates faibles en cadmium, poursuit Fertilizers Europe. L’augmentation des coûts sera transmise aux agriculteurs européens au détriment de leur compétitivité internationale. » Et donc sur le prix des denrées alimentaires. L’effet domino commence ici.

Car les conséquences de cette éventuelle interdiction ne s’arrêtent pas là. Elles sont même très nombreuses. En Europe et en France, les agriculteurs seraient tributaires du bon vouloir économique et politique de la Russie de Vladimir Poutine. En Afrique, les pays producteurs perdraient quant à eux une partie non négligeable des revenus de leurs exportations. L’effet domino continuerait ainsi : les implications pour les populations locales seraient désastreuses, à commencer sur l’emploi. A l’heure où l’Europe réfléchit à de nouvelles stratégies pour promouvoir la stabilité des pays producteurs et inciter économiquement les populations à rester dans leur pays d’origine plutôt que de se laisser tenter par l’émigration vers le Vieux continent, couper l’approvisionnement venu d’Afrique signifierait créer des chômeurs dans ces pays. Et donc de potentiels migrants. Autant, pour les Européens, se tirer tout de suite une balle dans le pied.

La proposition de la Commission européenne aurait donc un quadruple impact, négatif : totale dépendance de l’UE vis-à-vis de la Russie, baisse de compétitivité des agriculteurs européens et français, risques vis-à-vis de la sécurité alimentaire de 741 millions d’Européens, et appauvrissement des pays exportateurs.

Et la santé humaine dans tout ça ?

N’oublions pas que cette bataille des chiffres repose à l’origine sur l’impact du cadmium sur la santé des consommateurs et sur la pollution des sols. Mais là aussi, les avis divergent, entre dogme écologiste et réalité agricole. « Limiter le cadmium dans les engrais n’aura qu’un très faible impact, dans les 20 ou 50 années à venir, sur le niveau de cadmium présent dans les sols, souligne une étude de l’Université de Wageningen sortie en septembre 2018 sur l’impact du cadmium sur la santé humaine en Europe. Compte tenu de la faible absorption du cadmium présent dans le sol par les cultures, il est très probable qu’une réduction du niveau de cadmium dans les engrais n’aurait qu’une incidence très marginale sur les aliments consommés en Europe. »

Selon cette même étude, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO) ont constaté en 2010 un niveau moyen mondial d’absorption de cadmium par l’homme de 5,8µg par kilo et par semaine, considérant cette consommation comme étant « sans risque pour la santé humaine », alors que l’absorption moyenne en Europe se situe à 2,04µg par kilo et par semaine. Pas de quoi paniquer pour notre santé.

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Marc Pelletier, Consultant, chef de projet en aménagement urbain éco-responsable, chargé de missions de conseil auprès d'aménageurs ou de collectivités locales, avec pour mission d'assister les élus et l'administration dans la définition et la mise en œuvre des politiques de développment durable à l'échelle des agglomérations

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