Le scandale du cartel des machines à écrire enfin dévoilé

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Par Jean-Baptiste Giraud Modifié le 28 décembre 2012 à 7h58

ECOFICTION

Après la condamnation record d'Orange et SFR pour pratiques anti-concurrentielles (117,5 millions d'euros d'amendes, demande d'indemnisation au civil non comprise), pratiques courantes pendant des années, de 2002 à 2010 ; Après la condamnation record du "cartel des tubes cathodiques", plusieurs fabricants de téléviseurs ayant été reconnus coupables d'avoir maintenu à un niveau artificiellement élevé le prix de leurs produits, se répartissant les parts de marché, (1,47 milliard d'euros d'amendes, les victimes étant quasi techniquement impossibles à indemniser, mais le préjudice s'élève en milliards) ; Voici qu'un autre cartel a été démantelé : Celui des machines à écrire. Il aura fallu près de quinze annnées d'enquêtes pour lever le voile sur l'un des plus grands scandales économiques de l'après-guerre. A coté, les affaires autour de l'amiante, du distilbène ou du Bisphénol A sont des amusettes, car le cartel des machines à écrire, par ses manoeuvres, a impacté l'ensemble de l'économie mondiale, et modifié le cours de l'Histoire de l'Humanité, rien de moins.

Pendant des années, en fait, dès 1995 et le début de l'informatisation des entreprises, puis des foyers -avec l'arrivée de Windows 3.1 et des imprimantes à picot puis laser qui allaient démocratiser l'informatique - les fabricants de machines à écrire se sont entendus pour ralentir l'invasion des ordinateurs. Nul besoin d'expliquer quel était l'enjeu. Retarder le plus longtemps possible leur inéluctable disparition, plutôt que de tenter une reconversion qui aurait pourtant été possible. Samsung, leader de l'électronique et de l'informatique mondiale n'était il pas à l'origine une... pécherie ?

Comment le cartel des machines à écrire a-t-il nuit au développement de l'informatique moderne ? En agissant sur ce qu'ils contrôlaient, à savoir l'industrie des... claviers. Eh oui, tout simplement. Les ordinateurs, nouveaux arrivants, partagaient avec les machines à écrire un composant stratégique : le clavier et ses touches. Pragmatiques, les fabricants d'ordinateurs, plutôt que de concevoir ex-nihilo des claviers, ont confié leur développement et leur fabrication à des spécialistes, les plus évidents qui soient, à savoir les constructeurs de machines à écrire. Sans anticiper que ceux-ci, lucides, prévoyant leur inéluctable disparition, leurs factureraient à prix d'or ces claviers d'ordinateur, arguant de centaines de brevets exclusifs et d'années de recherche et développement leur permettant d'offrir les meilleurs périphériques de saisie qui soient. Le vieux coup des brevets...

Comme les fabricants d'ordinateur étaient concentrés sur leur "core business", l'ordinateur lui-même, ses logiciels, et l'écran, la grande nouveauté, permettant de visualiser le résultat de son travail, rares sont ceux qui se sont préoccupés de la qualité et du prix du clavier, qui ne représentait alors qu'une infime partie du prix d'un ordinateur. Sauf que ce montant était trois, quatre, cinq, dix fois supérieur à ce qu'il aurait du être, les fabricants de machines à écrire et désormais de claviers d'ordinateur s'étant entendus sur les tarifs à pratiquer.

Le cartel de la presse écrite

Bien entendu, ce cartel des machines à écrire n'existe pas. Mais admettez que vous y avez cru mordicus. Car c'est un autre cartel qui fait aujourd'hui de la résistance, mobilisant ses propres moyens pour plaider sa propre cause. Comme si les agences de renseignements fomentaient des faux complots, désignaient de faux ennemis, pour justifier leur existence...

La presse écrite -qui utilisait encore voici encore moins de vingt ans des... machines à écrire pour produire ses écrits, écrits qui partaient dactylographiés à l'atelier, pour que des compositeurs montent les pages des articles- s'est réunie en cartel, pour s'attaquer à Google. La presse écrite-machine à écrire d'un côté. Google - l'informatique moderne de l'autre. Admettez que la ressemblance est troublante.

Des images pour décrire ce que fait l'autre, les deux parties en ont usé et abusé. Lors d'un colloque houleux organisé par le SPIIL (Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne) en octobre dernier, Philippe Jeannet, le directeur général du Monde Interactif et du GIE (groupement d'intérêt économique, réceptacle légal d'un cartel) E-Presse Premium décrivait Google sous les traits d'un géant vorace. Google, pour Jeannet, est un péage bénéficiant d'une rente de situation (son moteur) qui collecte des revenus sur une route qui ne lui appartient pas (Internet), et garde injustement tout l'argent pour lui. Il faut faire rendre gorge à Google, qu'il partage ses revenus honteusement générés grâce aux contenus créés par la presse ! Google voleur !

En face, Google explique que réclamer à Google des droits voisins pour le référencement des articles de presse sur Google Actualités n'aurait "pas plus de sens que d'exiger d'un chauffeur de taxi qui conduirait un client à un restaurant de rémunérer le restaurant au motif qu'il lui amène un client".

Ces allégories sont intéressantes, mais je vous soumets la mienne. Evidemment, la presse écrite est dans une situation très proche de celle des fabricants de machines à écrire. Newsweek, suivant en cela une longue série de journaux papier, ne vient-ils pas d'abandonner le papier pour n'être plus qu'un site Internet (Daily Beast) et des applications sur mobiles et tablettes ? Tous les jours, la presse écrite "traditionnelle" s'interroge sur l'avenir du papier, et cherche le modèle économique d'après. Exactement comme les fabricants de machines à écrire. Problème : je ne connais pas, de tête, de fabricant de machines à écrire qui ait survécu à l'arrivée de l'informatique. Ah si, Olivetti. Et hum, en fait, Olivetti a malgré cela rapidement disparu. Seuls les fabricants de machines à écrire aux activités diversifiées (Canon par exemple) ont passé le cap.

Et évidemment, Google, dont le succès n'a pas dix ans, est dans la même situation que les fabricants d'ordinateurs à la fin des années 90 qui allaient coloniser nos bureaux et nos foyers en quelques années. Google est un rouleau compresseur, comme l'ordinateur, car comme l'ordinateur, Google change et a changé nos vies. Depuis combien de temps n'avons nous plus ouvert un Quid ? Le dernier dans ma bibliothèque date de 1997. C'est une pièce de musée. Un dictionnaire ? Des dizaines de dictionnaires en ligne proposent des définitions de qualité, aident à corriger orthographe et même grammaire.

Tiens et justement : Quand l'auteur de ces lignes a commencé ce métier, en 1994, à Radio France, tous les médias étaient abonnés à tout un tas de journaux et revues, et disposaient d'un service documentation, d'archivistes. A Radio France, ils étaient plusieurs dizaines. Dans les grands quotidiens et magazines aussi. A l'arrivée du Minitel, très rapidement, les services 3617 REVUPRESSE et 3615 LEMONDE, pour ne citer que ces deux-là, se sont transformés en archivistes de choc, pour toutes les rédactions de France et de Navarre. Trouver un article sur une entreprise, une biographie ? Facile ! Comme avec Google aujourd'hui, sur le minitel, en trois mots clefs, l'article sortait. Mais cela se faisait à prix fort : Il fallait en effet rester connecté au service, à 5,57 Francs la minute (près d'un euro pour ceux qui ont oublié), pour recevoir par télécopie, à la vitesse d'un escargot, la ou les pages de l'article convoité ! Il n'était pas rare de dépenser 20 minutes de minitel surtaxé, soit plus de 100 francs, qui représenteraient facilement une trentaine ou une quarantaine d'euros d'aujourd'hui compte tenu de l'inflation. 30 à 40 euros, pour accéder à un ou deux articles... Ce qui était le lot quotidien de tous les journalistes, dans toutes les rédactions. Et faisait bisquer les gestionnaires. Pendant des années, le métier de journaliste s'est fait avec un téléphone, un minitel, une voiture, et une machine à écrire / ordinateur à écran vert. Un cerveau et des archives personnelles. Rien d'autre.

Et puis est arrivé Internet. Yahoo. Les contenus devenaient accessibles en ligne, gratuitement. Adieu 3617 ANNU, 3617 REVUPRESSE et tous les autres fromages opérés, tiens tiens tiens, souvent, par des grands groupes de presse. REVUPRESSE, c'était Le Monde et la Presse Quotidienne Régionale. 3615 ALINE,Claude Perdriel, le futur patron du groupe Nouvel Observateur. Enfin, ce fut l'avénement de l'ère Google. Finies les requêtes booléennes ! Les opérateurs AND / NEXT / NEAR, que les pros de la recherche sur Internet manipulaient avec dextérité, pour trouver (plus) facilement ce qu'ils recherchaient ! Vous n'y comprennez rien ? Normal, c'est déjà de la préhistoire.

Mais aujourd'hui, qui occupe, dans TOUTES les rédactions le poste d'archiviste ? Qui assure le service documentation ? Qui a pris la place du Minitel à 5,57 Francs la minute ? Google. gratuitement. "S'il vous plait, les cocos, enrichissez vos papiers avec des chiffres, des dates, des référenes, vous avez Google pour ca, c'est tellement simple." Entendu 1000 fois dans des tas de rédactions.

Ajoutez à cela les outils de travail collaboratif, les fameux GoogleDocs, et les comptes Gmail, permettant d'archiver près de 8 Go de mails et de recevoir des pièces jointes de plus de 20 Mo, mis gratuitement à la disposition de tout un chacun par Google. Certes, il n'y a pas que les médias qui s'en servent. Mais dans les médias, recevoir un mail de 20 Mo (une ou des photos), partager un planning en ligne à plusieurs, ou encore, la fameuse "conduite" qui permet à une rédaction de savoir qui produit quoi quand, de distinguer ce qui est prêt du reste... Tout cela est encore fourni gratuitement par Google à tous. Et aux rédactions qui s'en servent largement.

Et par dessus tout, ajoutez Google News. Celui là d'argument pourtant, Google n'hésite pas à l'utiliser : "40 % des visites de pages d’information généraliste se fait ainsi par accès indirect et Google porterait à lui seul 28,4 % des consultations des principaux sites d'information. Le rédacteur en chef du Times reconnait qu’entre 30 et 40 % de son trafic vient des moteurs de recherche". A Economiematin.fr, qui a connu une première vie papier, au rythme hebdomadaire, et est aujourd'hui un quotidien permanent sur Internet, mobiles, et bientot tablettes, Google et Google News représentent 40 à 50 % du trafic entrant. Certains jours, Ce chiffre peut atteindre 70 %. Sommes nous seuls dans cette situation ? Bien au contraire, c'est le lot commun de tous les médias, que ceux-ci soient d'origine "presse écrite" ou radio, télévision, ou pure player. Des dizaines de patrons de rédactions, de directeurs informatiques ou du développement, n'ont tous qu'une préoccupation : comment être mieux référencés dans Google News. Ils sont prêts à payer cher pour cela. Pas à faire payer Google pour. Vous saisissez la nuance ?

Seulement voilà. A la différence des années 1995-2000 et suivantes, ou le marché de l'informatique était porté par plusieurs constructeurs, celui de la recherche est d'abord porté par Google, qui représente plus de 70 % de la recherche d'informations en Occident et en France en particulier. Mais notez, pas en Chine, d'où Google est même parti. C'est cette situation dominante (mais non hégémonique) qui vaut et voue tant de haine des éditeurs à Google. Google Voleur. Google doit payer. Que dit la letre de mission confiée à Marc Schwartz par le gouvernement ? "Mission confiée à Marc Schwartz sur Google et les éditeurs de presse". La lettre elle-même ne parle que de Google bafouant tous les principes constitutionnels d'égalité devant l'impôt. Si une taxe doit frapper le moteur de recherche Google, pour tout un tas de bonnes et mauvaises raisons, elle doit frapper tous les autres, à la hauteur du trafic qu'ils génèrent ou font transiter. Mais non, Aurélie Fillipetti et Fleur Pellerin, ministres de la République, ont désigné du doigt un coupable.

Voilà pourquoi la lutte entre les éditeurs de presse (je cite ici précisément Aurélie Filipetti et Fleur Pellerin) et Google a tout de la lutte du cartel des machines à écrire face aux constructeurs informatiques. Les dizaines de milliers de serveurs de Google qui archivent et indexent la toile et répondent à nos requêtes "gratuitement" (c'est la pub, et en particulier AdWords et Adsense qui paye) n'ont aucune valeur aux yeux des éditeurs. Ce qui compte pour eux, c'est le contenu, pas le contenant. La technologie, qui fait de l'indexation de Google la meilleure au monde, n'en déplaise à tout ceux qui ont essayé de démontrer le contraire (Bing de Microsoft comme tant d'autres avant eux s'y sont largement cassé les dents) ? Un scandale que Google gagne de l'argent grâce à elle. Elle devrait être cédée en open source aux éditeurs. Et tant pis si Google justement, offre aussi à qui veut son moteur permettant de faire des recherches dans un site. Certains éditeurs l'utilisent. Gratuitement.

La presse, au lieu de chercher à prendre le virage du numérique, virage ultra difficile à négocier, personne ne le conteste, mais inéluctable, s'attaque, tel Don Quichotte avec ses moulins à vent, à un faux problème. Depuis début décembre, 25 chaînes de télévision sont disponibles gratuitement en France via la TNT, une centaine via le cable et les box ADSL. Les radios ? Pas une ne vous demande non plus d'insérer une pièce de deux euros le matin pour écouter les infos... ou Anne Roumanoff, pourtant payante le soir au théatre. Le vrai problème de la presse papier, que l'arrivée de la presse gratuite en 2002 n'a pas décidée plus à se réformer, c'est son modèle économique basé sur l'abonnement, abominablement truqué par les (beaux) cadeaux qui sont offerts pour attirer le chaland. Téléviseurs, ordinateurs, montres. Cadeaux du prix... de l'abonnement + 1 euro, subtilité technico-juridique que je ne développerai pas ici, mais dont vous saisissez bien qu'elle n'est pas que marketing... Sa diffusion ? Je ne croise jamais un kiosque à journaux dans mon trajet domicile travail quotidien (18 kilomètres x 2). La vente au numéro est de facto structurellement déficitaire. Du temps ou la Tribune était encore un quotidien, quand le journal ne sortait pas à cause d'une grève, on disait dans les rédactions... qu'il gagnait (économisait) de l'argent ! Et le portage de presse par la Poste, à tarif ultra préférentiel au nom du service universel, lui coûte... 500 millions d'euros par an en manque à gagner. Sans cette charge, la Poste française gagnerait de l'argent, et pourrait mieux affronter ses concurrents en France comme à l'étranger.

La presse doit se réformer. Sortir de l'assistanat comme l'écrivait voici quelques jours Pierre Chappaz sur Economiematin.fr. Trouver comment gagner de l'argent autrement. Et non pas croire que c'est Google qui doit la subventionner, au même titre que l'Etat, qui toutes aides confondues, la soutient à hauteur de 1,5 milliard d'euros par an. Au prétexte que la presse préserve la démocratie. Mais à l'heure d'Internet, des blogs, réseaux sociaux, etc, l'argument ne tient plus.

Newsweek, et tant d'autres, ont arrêté leur édition papier (Economie Matin aussi, désormais pure player Internet). Soit, cette mutation est inéluctable et il faut l'accepter, soit, le modèle de la presse payante et sur abonnement a toujours un avenir, et il faut l'assumer. Sans perpétuellement tendre la sébille à droite à et à gauche, ni dénoncer de fantomatiques concurrences déloyales.

En changeant de modèle, tout simplement.

Photo Jean Baptiste Giraud

Jean-Baptiste Giraud est le fondateur et directeur de la rédaction d'Economie Matin.  Jean-Baptiste Giraud a commencé sa carrière comme journaliste reporter à Radio France, puis a passé neuf ans à BFM comme reporter, matinalier, chroniqueur et intervieweur. En parallèle, il était également journaliste pour TF1, où il réalisait des reportages et des programmes courts diffusés en prime-time.  En 2004, il fonde Economie Matin, qui devient le premier hebdomadaire économique français. Celui-ci atteint une diffusion de 600.000 exemplaires (OJD) en juin 2006. Un fonds economique espagnol prendra le contrôle de l'hebdomadaire en 2007. Après avoir créé dans la foulée plusieurs entreprises (Versailles Events, Versailles+, Les Editions Digitales), Jean-Baptiste Giraud a participé en 2010/2011 au lancement du pure player Atlantico, dont il est resté rédacteur en chef pendant un an. En 2012, soliicité par un investisseur pour créer un pure-player économique,  il décide de relancer EconomieMatin sur Internet  avec les investisseurs historiques du premier tour de Economie Matin, version papier.  Éditorialiste économique sur Sud Radio de 2016 à 2018, Il a également présenté le « Mag de l’Eco » sur RTL de 2016 à 2019, et « Questions au saut du lit » toujours sur RTL, jusqu’en septembre 2021.  Jean-Baptiste Giraud est également l'auteur de nombreux ouvrages, dont « Dernière crise avant l’Apocalypse », paru chez Ring en 2021, mais aussi de "Combien ça coute, combien ça rapporte" (Eyrolles), "Les grands esprits ont toujours tort", "Pourquoi les rayures ont-elles des zèbres", "Pourquoi les bois ont-ils des cerfs", "Histoires bêtes" (Editions du Moment) ou encore du " Guide des bécébranchés" (L'Archipel).

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