La Bretagne va devoir faire face à d’énormes mutations pour relancer son économie

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Par Bruno Parmentier Publié le 5 novembre 2013 à 5h56

La Bretagne agricole et agroalimentaire semble avoir du mal en ce moment à s’adapter aux contraintes du XXIe siècle. Il faudra bien pourtant qu’elle le fasse, tout comme elle l’a fait pour plonger dans le XXe siècle de façon impressionnante quand elle est passée du sous-développement à l’industrialisation efficace et solidaire en l’espace de quelques dizaines d’années.

Une nouvelle mutation s’impose et nul ne doute qu’elle trouvera les ressources en elle pour l’entreprendre, surtout si les pouvoirs publics l’y aident… tentons de mieux voir les évolutions auxquelles elle doit faire face.

La fin de l’augmentation de la consommation de viande et de lait.

Nous (les français) mangeons 85 kilos de viande et 90 kilos de lait par an. Deux fois plus que dans les années 50, trois fois plus que dans les années 30. Dans une vie entière, chacun mange 7 bœufs, 33 cochons, 9 chèvres, 1300 volailles, 60 lapins, 20 000 œufs et 32 000 litres de lait… Cette évolution considérable de nos habitudes alimentaires a touché son point d’inflexion. Les courbes ont commencé à s’inverser. D’une part parce qu’on soigne davantage sa santé, et que ces excès nous ont mené à l’artériosclérose, au diabète, à l’obésité, à diverses allergies et intolérances, etc. D’autre part parce qu’on commence à prendre conscience de l’immense gâchis de ressources naturelles que cela représente (un végétarien consomme 200 kilos de céréales, un carnivore toutes les céréales qu’il mange en direct, plus toutes celles qu’a mangé le cochon et le poulet qu’il mange, au total près de 800 kilos !). Et enfin car, une fois repus, on est plus sensibles à de nouvelles valeurs, comme le bien-être animal, et aux alertes sanitaires, qui sont plus fréquentes sur ces produits que sur les « simples végétaux ». N’ayant plus peur de manquer, on se joue la peur de se faire empoisonner !

Est-ce à dire que l’élevage français est condamné ? Non bien sûr, mais il devra aller vers moins de quantité et davantage de qualité, tout comme la viticulture qui en 50 ans a affronté une baisse considérable de notre consommation de vins (de 140 litres par personnes et par an dans les années 50 à seulement 40 aujourd’hui). On boit moins, mais « que du bon, que du cher ». Les mutations ont été très douloureuses, surtout là où on faisait du vin courant, comme dans le Languedoc. Maintenant c’est fait, même à Carcassonne on ne fait que du bon vin. Là c’est pareil, les Cotes d’Armor d’aujourd’hui, c’est comme l’Aude d’hier : ceux qui faisaient du poulet ou du cochon « de base » bon marché devront passer au label (toutes sortes de labels, en fonctions des modes et de nos envies changeantes). Et c’est donc « logique » que ce soit la région qui produisait les plus grandes quantités de produits basiques qui souffre en premier.

La fin de la transformation des produits des autres.

Importer du maïs du Brésil et du soja d’Argentine pour fabriquer du poulet de base congelé à destination de l’Arabie saoudite, avec des subventions européennes, ne pouvait durer autant que les contributions ! Tôt ou tard les brésiliens se réveillent et s’industrialisent pour transformer eux-mêmes leurs matières premières, avec des niveaux salariaux plus faibles, et tôt ou tard l’Europe se lasse de subventionner la différence de masse salariale et les coûts de transport. Songeons par exemple que le soja que mangent les animaux européens recouvre près de 20 millions d’hectares en Amérique Latine principalement. L’équivalent de la superficie agricole de la France ! Ne nous faisons pas d’illusion, il a dorénavant vocation à aller prioritairement en Chine.

A terme, c’est à dire en fait assez rapidement, on n’élèvera en Europe que les animaux qu’on pourra nourrir avec les végétaux européens (céréales comme protéines). Cela semble simple à dire, mais représente un immense défi. Et la Bretagne, qui, avec les deux régions voisines, produit près de 60 % des animaux français, va de ce fait devoir effectuer d’énormes mutations…

La fin de l’acceptabilité sociale de l’élevage breton

Au siècle dernier, on considérait sur place que l’élevage breton créait des emplois et des richesses, et garantissait la France contre les risques de pénuries ; il avait la cote ! Aujourd’hui on considère qu’il produit d’abord des nuisances (odeurs, pollution des eaux, algues, cancers, etc.) et ses aliments sont de plus en plus souvent suspectés. Du coup son « acceptabilité sociale » est en chute libre, ce qui rend très difficile sa modernisation. Il est maintenant pratiquement impossible d’obtenir un permis de construire une porcherie, un poulailler ou un abattoir, voire même une unité de méthanisation ! Conséquence logique : les investissements faiblissent, et les installations deviennent obsolètes et moins compétitives.

Ce n’est pas le cas en Allemagne par exemple : les porcheries se sont modernisées, la méthanisation est devenue la règle (et elle amène de nouvelles sources de revenus pour les éleveurs). On produit donc moins de porcs en Bretagne et davantage en Allemagne ! On se trouve en surcapacité sur les abattoirs, et il devient inéluctable d’en fermer un !

Mais, rappelons-nous, l’Europe, c’était au départ un pacte entre l’agriculture française et l’industrie allemande, la première nourrissant les ouvriers de la seconde, qui à son tour lui fournissait Volkswagen et téléviseurs. Comment en est-on arrivé au point que les allemands nous fournissent aussi des porcs ? Enfin pas des porcs, des cuisses de porcs ; nous mangeons beaucoup de jambon et peu de saucisses, et aurions besoin d’élever des porcs à trois pattes arrière, eux, c’est l’inverse, et… ils sont bons en commerce, et ils ont continué à investir !

Donc il y a encore un énorme chemin culturel à faire chez nous pour refonder une nouvelle alliance entre les éleveurs (et agriculteurs) et leurs voisins (et les consommateurs) ! Au nom de l’emploi, de la souveraineté alimentaire, et de la sauvegarde de notre bout de planète…

La fin de la construction de l’Europe

En matière alimentaire, on a tenté de mettre en musique un triple objectif géopolitique en Europe.

D’une part, pour compenser nos niveaux de salaires peu compétitifs à l’échelle mondiale, on a tenté d’aligner les prix alimentaires sur le « moins disant mondial ». Ceci a permis de diminuer considérablement le poids de la nourriture dans nos budgets familiaux : alors qu’elle représentait encore le quart de nos salaires dans les années 60, elle ne représente plus que 12 à 15 % aujourd’hui. Songeons qu’alors on dépensait deux fois plus pour se nourrir que pour manger, aujourd’hui deux fois moins ! On va bientôt dépenser plus pour ses loisirs (vacances, téléphone, télévision, sorties) que pour manger !

Dans le même temps, on est devenu verts ! Mais comme on ne pouvait pas imposer au monde entier nos normes environnementales, on s’est contenté de les imposer en Europe. Donc pour les prix, c’est la planète, et pour les normes, c’est l’Europe, ce n’est déjà pas facile ! Mais pour ce faire, on a payé, cela s’appelle à tort « Politique européenne commune » qu’on aurait dû nommer « Politique industrielle et environnementale commune ». Grâce à la PAC les agriculteurs livrent à la coopérative leurs céréales en dessous du prix de production, et le pain n’est pas cher, ce qui permet aux patrons de ne pas trop augmenter le smic. La PAC, c’est finalement des subventions à Renault, c’est bien grâce à elle qu’on a encore quelques usines ! Et, progressivement, grâce à cette même PAC, on s’achète un environnement plus vivable. Dont acte, même si certains trouvent que ça ne va pas du tout assez vite.

Mais, en matière de salaire, ce n’est plus la planète la référence, ni l’Europe, ça reste le « chacun pour soi ». En l’absence de politique sociale européenne, la concurrence intra-communautaire est totalement biaisée. C’est ainsi que dans les abattoirs, industrie de main d’œuvre, on paye au SMIC français en Bretagne, alors qu’en Allemagne (où il n’y a pas de SMIC), on emploie des Ukrainiens et Bulgares payés aux salaires de l’Ukraine, et en Espagne des marocains payés aux salaires marocains. Sans compter des différences énormes de charges sociales. Il devient donc plus rentable d’envoyer nos cochons vivants se faire occire et découper en Allemagne ! Si on décrète ainsi la fin de la construction de l’Europe, il ne faut pas se plaindre si on récolte des crises sociales, et un retour du protectionnisme…

Du bout de l’Europe au bout du monde

La Bretagne est une presqu’île au bout de l’Europe, elle est donc particulièrement sensible aux coûts de transport, comme on a pu le voir lors de l’épisode de l’écotaxe poids lourd. Déjà dans les années de Gaulle, d’importantes manifestations avaient conduit le gouvernement à y construire un réseau de routes à 4 voies gratuites, ou le port de Roscoff, qui ont été décisifs pour son développement économique. Et puis… on s’est arrêté ! Brest est encore à 4 h 30 de train de Paris quand Strasbourg n’est qu’à 2 h 30 ou Marseille à 3 h 20 (il n’y a que Toulouse et Nice qui soient pires)… Et surtout, où sont les lignes de chemin de fer efficientes pour le transport de marchandises dans une région dépourvue de transports fluviaux ?

Mais, si on veut bien regarder une carte, la situation s’empire considérablement. Au XXIe siècle, Brest n’est pas « seulement » au bout de l’Europe, il est carrément au bout du bout du monde ! Nous raisonnons encore comme si l’Atlantique qui était au milieu du monde, alors que maintenant c’est la Pacifique. L’Australie et le Chili sont dorénavant plus proches du « monde qui compte » que la Bretagne ! D’autant plus que bientôt, pour aller de Rotterdam à Shanghai, les cargos vont passer au nord de la Russie ! En soi ce n’est pas un inconvénient majeur tant que le coût du transport maritime reste très faible, mais c’est un inconvénient dans la tête tant qu’on n’a pas intégré ce handicap, doublé par le fait que les salaires français sont très élevés !

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Bruno Parmentier, Ingénieur des mines et économiste, est l'ancien directeur (de 2002 à 2011) de l’ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Il est actuellement consultant et conférencier sur les questions agricoles, alimentaires et de développement durable.  Il a publié "Nourrir l'humanité"  et « Faim zéro » (éditions La Découverte), "Manger tous et bien » (Editions du Seuil), « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (publication libre sur Internet) et « Bien se loger pour mieux vieillir » (Editions Eres) ; il tient le blog "Nourrir Manger" et la chaîne You Tube du même nom. Il est également président  du CNAM des Pays de la Loire, de Soliha du Maine et Loire, et du Comité de contrôle de Demain la Terre, et administrateur de la Fondation pour l’enfance.

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