Vive la déflation !

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Par Philippe Simonnot Modifié le 16 juillet 2014 à 10h45

S'il y a un consensus aujourd'hui chez les économistes, qu'ils soient keynésiens, monétaristes, libéraux, marxistes, ou n'importe quoi d'autre, mis à part une poignée de disciples de Ludwig von Mises, s'il y a un accord dans la classe politique de l'extrême droite à l'extrême gauche, s'il y a unanimité médiatique, de L'Humanité au Figaro en passant par Marianne, c'est bien à propos d'un nouveau fléau qui nous menacerait : la déflation.

Derechef, la crainte universelle qu'elle génère fait apparaître Mario Draghi, le Président actuel de la Banque centrale européenne (BCE), comme le héros seul capable de la vaincre. Avec cette dernière trouvaille, absconse pour le commun des mortels : des taux d'intérêt négatifs pour les dépôts des banques auprès de la BCE. Il s'agit en fait d'inciter les banques à remettre en circuit les liquidités que la banque centrale leur a lâchées et qu'elles lui ont renvoyées, ne sachant qu'en faire. Super Mario est devenu une sorte de Super Ubu qui essaie de remettre en marche la Pompe à Phynances noyée sous un océan de papier-monnaie.

L'absurde de la situation ne s'arrête pas là.

Pensez donc : l'institution de Francfort ne parvient même pas à maintenir le rythme d'inflation au niveau minimum des 2% qu'elle est censée garantir. Personne ne songe à se demander si cet objectif a un sens ! Mais il a suffi qu'on s'approche d'un zéro pour cent de hausse de l'indice général des prix pour que l'affolement gagne tous les étages de la Babel bancaire. L'homme de la rue aurait plutôt tendance à penser que la stabilité des prix est une bonne chose pour tout le monde et qu'elle devrait être célébrée. Mais non ! Ce Béotien a tort ! Il n'a rien compris. Une inflation au-dessous de 2%, nous disent des experts patentés, bardés de prix Nobel et autres, va dégénérer bientôt en une baisse des prix qui se nourrissant d'elle-même, nous entraînera dans une récession encore pire que celle que l'on a connue en 2008.

Une question tout de même : ces coteries, ces clans, ces classes, ces partis qui ne s'accordent sur rien, par quel miracle font-ils chorus pour dénoncer ce qui serait la nouvelle peste ?

Pour y répondre, il faut d'abord essayer d'y voir plus clair dans ce qui est au centre du problème et que personne ne voit comme la Lettre volée d'Edgar Poe : la monnaie. Tout simplement la monnaie.

Mais qu'est-ce que c'est que la monnaie ?

C'est vrai que cet objet est difficile à classer dans les catégories habituelles de la science économique.

La monnaie est une invention qui a permis à l'Humanité, depuis la nuit des temps, de sortir du troc – avant même l'apparition du premier Etat. Elle n'est, ni un bien de consommation (elle ne se consomme pas), ni un bien de production – à elle seule elle ne produit rien, comme l'enseignaient Hume, Smith et Condillac, les inventeurs de la science économique. C'est dire que sa quantité n'a aucune incidence sur le niveau de la production ou de la consommation. Voilà qui paraîtra particulièrement scandaleux à nos anti-déflationnistes, ainsi que la conséquence imparable que l'on en peut tirer : multiplier les signes monétaires comme le font actuellement les banques centrales pour « relancer l'économie » ne peut donner en soi aucun résultat ni sur la production, ni sur la consommation, ni par conséquent sur l'emploi.

Quant à la fameuse spirale déflationniste dont on nous rebat les oreilles, il suffit d'un peu de bon sens pour en montrer le caractère chimérique. Tirant argument de la théorie des anticipations rationnelles – tant décriée par ailleurs – on nous raconte que les consommateurs, anticipant la baisse des prix, vont reporter leurs achats, et que ce report par lui-même va provoquer une nouvelle baisse des prix qui, elle-même étant anticipée, se traduira par des reports supplémentaires de consommation, et ainsi de suite. Mais, tout « rationnel » qu'il soit, un consommateur ne peut différer longtemps de se nourrir, de se vêtir, de se transporter, de se divertir, de s'éduquer, de se loger. Que l'on sache, les émeutes de la faim n'ont jamais été provoquées par une baisse des prix alimentaires, mais bien par leur flambée. Si l'inflation est l'impôt le plus injuste parce qu'il frappe les plus pauvres, on ne peut évidemment en dire autant de son contraire, la déflation. On oublie d'autre part que si baisse de la consommation il y avait, elle se traduirait par une augmentation de l'épargne – chose excellente à une époque d'endettement généralisé.

On prétend aussi que la déflation supprime les opportunités de profit des entreprises qui vont donc investir moins, moins embaucher, etc...Mais ce n'est rien connaître à ce qui fait la possibilité pour une entreprise de faire des bénéfices. Cette possibilité tient, non pas à la hausse ou à la baisse du niveau général des prix, mais à un différentiel entre un prix d'achat et un prix de vente, différentiel qui peut exister en inflation comme en déflation.

Un argument supplémentaire est asséné par les pourfendeurs de la déflation : la baisse des prix entraîne une augmentation des taux d'intérêt dits réels. Si le taux d'intérêt nominal est de 2% et que la baisse des prix est de 1%, le taux réel de l'emprunt sera de 3%. Horresco referens ! Les débiteurs, qu'ils soient publics ou privés, sont tellement habitués à rembourser leurs créanciers en monnaie de singe que la perspective qu'il en soit autrement paraît apocalyptique. Il est vrai que pour l'Etat français, dont la dette continue d'augmenter alors même que les taux d'intérêt sont à un niveau exceptionnellement bas, une hausse de ces taux serait fatale.

On aura sans doute deviné, à travers les remarques précédentes, que si l'émission de monnaie n'a pas d'incidence sur le niveau de la richesse, elle en a une, cette fois bien réelle, sur la distribution de cette même richesse. Mais c'est justement ce que l'on veut nous cacher.

Que Mario Draghi finisse toujours par céder aux objurgations de ceux qui le poussent à faire tourner encore un peu plus vite la « planche à billets » n'est dû ni à son intelligence des choses ni à sa sagesse. Le Président de la BCE est à la tête d'un système - un véritable système -, qui enrichit ceux qui créent de la monnaie ou qui sont proches du processus de création monétaire. On aura reconnu ici les princes qui nous gouvernent, leurs financiers et leurs banquiers – tous profitant de la fraîche manne monétaire avant qu'elle ne se traduise par des hausses de prix. Sous le règne de l'étalon or ou argent, les intermédiaires financiers avaient moins de pouvoir, car ils jouaient un rôle beaucoup moins important, entreprises et banques étant dotées de ces fonds « propres » - dans tous les sens du terme – qui leur manquent tant aujourd'hui.

Draghi, et ceux qui l'entourent, ont peur de la déflation et ils ont raison d'avoir peur. Car la déflation menace leurs privilèges. Mais nous, simples citoyens, sans pouvoir monétaire, pourquoi la craindrions-nous, alors que chaque euro qui est dans notre poche, ou dans notre compte en banque, verrait son pouvoir d'achat augmenter en cas de déflation ?

L'hypertrophie de la sphère financière, les monstrueuses inégalités de revenus qu'elle génère, les troubles sociaux et politiques qu'elle produit dans la Cité, ce n'est pas la peine de les dénoncer si l'on n'attaque pas le vice à sa source première : une monnaie qui n'a plus d'ancrage dans aucune réalité tangible.

Il est vrai que l'inflation empêche les faillites que la déflation va provoquer. Mais là encore l'illusion monétaire est trompeuse. Faillites et banqueroutes ne suppriment pas de richesses : terres, récoltes, marchandises, machines, brevets, marques, savoir-faire, infrastructures ne s'évanouissent pas en fumée parce que leurs prix diminuent ; elles sont toujours là, elles changent seulement de mains. Les nouveaux propriétaires, avec des prix de départ plus bas, ont de meilleures possibilités de développement que les anciens qui ont failli à leur tâche. Maintenir ces derniers en place, aux frais du contribuable ou au prix d'un endettement public accru, ne fait que ralentir, voire empêcher les nécessaires innovations et changements sans lesquels nulle croissance économique n'est possible.

Bref, refuser la déflation, c'est compromettre la « relance » tant attendue, et non pas la faciliter comme on le prétend.

Vive donc la déflation !

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Philippe Simonnot est un économiste et un ancien journaliste français. Docteur en sciences économiques à l'université de Paris X et de Versailles, il est l'auteur de nombreux ouvrages d'économie. Il publie épisodiquement des chroniques économiques dans la presse, notamment dans Le Monde et Le Figaro. En mars-avril 2007, il lance sur internet un observatoire des religions qui a pour objectif de faire entrer la religion dans une réflexion scientifique, notamment économique.

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