La faillite de la ville de Détroit aux Etats-Unis : triomphe et déclin

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Par Sylvain Fontan Publié le 8 juin 2014 à 2h51

La ville de Détroit s'est récemment déclarée en état de faillite. La situation actuelle s'explique par un long déclin enclenché dans les années 60. Au final, d'un problème de finances locales, la situation pourrait se transformer en problème financier national.

Un essor économique important et rapide....

Détroit a longtemps été considéré comme le symbole de la prospérité américaine. En effet, la ville était le berceau de d'industrie automobile triomphante. Dans les années 1920 notamment, Henry Ford invente le travail à la chaîne, il initie la première révolution industrielle du XXème siècle et lance le premier modèle automobile de masse, la Ford T. A ce propos, Henry Ford avait une phrase qui illustre bien cette idée du travail à la chaîne, de la production de masse et de la standardisation des produits (le Fordisme), il disait : " Mes clients sont libres de choisir la couleur de leur voiture à condition qu'ils la veuillent noire". A cette époque, Détroit était appelé "l'arsenal de la démocratie" dans le sens où cette ville générait une grande partie des ressources financières pour assurer le développement du pays.

L'essor industriel de Détroit a entrainé son développement économique et démographique. En effet, la prospérité économique de la ville a drainé un flux important de population pour subvenir aux besoins en main d'œuvre de l'industrie automobile en plein développement. Ainsi, la ville est rapidement devenue la quatrième plus grande du pays en matière de population. L'afflux de population a engendré la création de commerces et le développement d'activités économiques nécessaires aux besoins d'une population grandissante. Par conséquent, les revenus fiscaux de la ville se sont accrus, tout comme les besoins en infrastructures et en services publics. La municipalité a alors fortement investi et a lancé de grands projets coûteux de développement urbain.

...suivi d'un long déclin

D'une certaine manière, le déclin a débuté dès les années 30 et la grande dépression. En effet, alors que la ville comptait dix-huit constructeurs automobiles avant 1929, elle n'en compte plus que trois à la fin des années 30. Les trois constructeurs restants sont encore aujourd'hui très connus, il s'agit des "Big Three" (les trois grands, en anglais) avec Ford, Chrysler et General Motors. D'ailleurs, à ce titre, Détroit a longtemps été connu comme "Motor City", en référence à son activité automobile. Néanmoins, malgré cette diminution du nombre de constructeurs, la ville a gardé une large part de son attrait et la population a continué à augmenter jusque dans les années 1960.

La situation économique de Détroit a commencé à péricliter au cours des années 1960. Deux évènements majeurs doivent être mis en perspective afin de comprendre la mécanique à l'origine du déclin:

1) Tout d'abord, il convient de citer les émeutes raciales de 1967. Au-delà du contexte national avec les revendications liées aux mouvements pour les droits civiques qui ont émergé à cette époque aux Etats-Unis, ces émeutes s'expliquent également par l'augmentation des tensions nées de l'afflux de populations noires à Détroit. En effet, la ville a vu arriver sur son territoire un afflux massif et constant de population noires venues d'une part chercher de meilleures conditions de vie, et d'autre part fuyant le Sud du pays encore fortement raciste. Le résultat de ces émeutes a été le déplacement de la classe moyenne blanche vers les banlieues de la ville, amenant avec elle ses entreprises et ses impôts. Les populations noires se concentrent le centre de la ville et sa périphérie. Dès lors, la population de Détroit se compose depuis, essentiellement de populations afro-américaines (85% de la population de Détroit) moins riches. A titre indicatif, et sans relation de cause à effet avec le déclin économique de la ville, la traduction politique de cette évolution sociologique a été l'élection en 1973 du premier Maire noir de l'histoire de la ville.

2) L'autre élément à souligner est le déclin de l'industrie automobile. En effet, plusieurs producteurs étrangers sont venus aux Etats-Unis vendre des automobiles dans des secteurs sur lesquels les producteurs américains ne se sont pas positionnés. Notamment, d'une part les constructeurs japonais avec de petites voitures à bas coûts, et d'autre part les constructeurs allemands avec des berlines de luxe. Parallèlement, les coûts de production des "Big Three" sont devenus trop élevés par rapport aux concurrents étrangers pour pouvoir être compétitifs. Dès lors, ces entreprises ont commencé à perdre des parts de marché. A cela est venu se greffer un mouvement de délocalisation vers l'étranger, d'une partie de l'outil industriel automobile de Détroit, dans le but de pénétrer les marchés étrangers et de vendre directement sur place la production. Au final, alors que Détroit enregistrait 300'000 emplois manufacturiers en 1960, la ville n'en compte plus que 25'000, soit 12 fois moins.

Au final, la combinaison de ces deux évènements a entraîné un exode important de la population de Détroit au cours des dernières décennies. En effet, la population de la ville est passée de près de 2 millions d'habitants en 1950 à 700'000 aujourd'hui, soit une baisse de -65% en 60 ans. Les rentrées fiscales ont donc fortement diminué, sans pour autant que les dépenses ne diminuent en proportion. Pour des raisons électoralistes, les dirigeants politiques qui se sont succédés n'ont pas pris la mesure de ces évolutions. Elles ont continué à dépenser et à investir comme si la population de la ville allait poursuivre son augmentation, et comme si les retombées fiscales allaient être les mêmes aves des populations différentes. Enfin, l'éclatement de la crise des subprimes en 2007, est venu augmenter les difficultés économiques des populations de la ville avec une augmentation du nombre de ménages insolvables.


Une situation fortement dégradée....

Berceau de l'automobile, Détroit est maintenant la plus grande ville des Etats-Unis à s'être déclarée en banqueroute. La chute de la population, le déclin de l'industrie automobile, la mauvaise gestion financière de la ville et l'érosion de la base fiscale (moins d'activités à taxer) depuis un demi-siècle ont débouché sur une dette cumulée de 18,5 milliards de dollars, soit environ 14 milliards d'euros. Détroit n'est pas la première ville des Etats-Unis à se déclarer en faillite, 8 autres villes, et 28 autres entités telles que des hôpitaux ou des fournisseurs d'eau se sont déjà déclarés en cessation de paiement. Toutefois, la taille, l'histoire et l'aspect symbolique de Détroit rendent la faillite de la ville tout à fait unique.

La diminution de la population de Détroit a des implications pratiques directes. En effet, d'après la loi américaine, si la population passe en-dessous des 750'000 habitants, alors la ville en question ne peut plus bénéficier des aides financières fédérales. Dès lors, cela implique des coupes budgétaires automatiques dans l'éducation, la police, les transports, les dépenses de santé, etc. Or, moins de 20% de la population de Détroit bénéficie des services de base. Comme détroit ne dispose dorénavant plus que d'une population de 700'000 habitants, elle ne peut plus bénéficier de ces aides, aggravant un peu plus la situation de populations déjà très fragiles.

Les aspects purement comptables ont des répercutions pratiques très profondes dans la vie quotidienne. En effet, et sans vouloir rentrer dans la litanie des chiffres, il convient néanmoins de souligner certaines statistiques :

Détroit connait un chômage record pour les Etats-Unis avec plus de 16% de la population active qui est sans emploi. Les revenus par habitants sont les plus bas de tous les Etats-Unis. Les dépenses d'éducation sont limitées au strict minimum, près de 40% de la population est considérée comme analphabète et 60% des enfants vivant sous le seuil de pauvreté. Moins d'un tiers des ambulances sont en état de marche.

Concernant la criminalité, les statistiques sont très mauvaises. Les effectifs de police ont été réduits de 40% au cours de la dernière décennie, la criminalité est la plus élevée du pays (cinq fois supérieure à la moyenne nationale), les postes de police ne sont ouverts que 8h par jour et il faut en moyenne une heure à la Police pour arriver lorsqu'elle est appelée contre 10 minutes dans le pays. Enfin, seulement 10% des crimes sont élucidés, au point que la Police déclare aux visiteurs qu'entrer à Détroit est à ses propres risques et périls.

Un des symboles de ce déclin est le nombre de bâtiments vides en décrépitude, et la quantité d'espace vides et inutilisés. En effet, la ville de Détroit est une des plus étendue des Etats-Unis mais son territoire est plein de "trous noirs". Un tiers de sa superficie est en friche, soit l'équivalent de la ville de Paris. Près de 100'000 maisons sont abandonnées et se vendent à quelques centaines de dollars l'unité, et à quelques milliers de dollars pour un quartier entier. Or, même à ces prix, ces bâtiments ne trouvent pas preneur, sauf pour certaines personnes qui spéculent sur le rebond futur de la ville afin de réaliser d'importantes plus-values.

...dont les effets pourraient dépasser les seuls enjeux locaux

En se déclarant en faillite, Détroit cherche à se placer sous la protection de la loi américaine sur les faillites. Si d'aventure l'Etat américain accorde ce statut à Détroit, la ville pourrait alors renégocier sa dette. En pratique, cela veut dire que la ville pourra espérer étaler dans le temps le remboursement de sa dette, voire même annuler une partie de celle-ci. Toutefois, le cas échéant, il conviendra de définir qui devra supporter le poids financier de ce rééchelonnement. De plus, même une annulation hypothétique immédiate et totale de la dette totale ne saura résoudre le problème de façon pérenne. En effet, les problèmes d'activité économique demeureront, et sans évolution positive de la situation économique, la situation est appelée à redevenir insoutenable.

L'échelonnement de la dette de Détroit ferait courir un risque important concernant le marché des obligations municipales. En effet, une telle procédure constituerait une jurisprudence portant potentiellement sur un marché représentant 3'700 milliards de dollars. Or, le marché des obligations municipales est normalement protégé du défaut de paiement, et permet ainsi de placer des capitaux avec un faible risque car les autorités publiques ont théoriquement la capacité à lever l'impôt. Dans le cas de Détroit, la capacité à lever l'impôt est au maximum (record national). De nouvelles hausses ne feraient que diminuer les rentrées fiscales en désincitant au travail, à la consommation et à l'investissement. De plus, la population imposable est trop faible pour qu'une hausse, même importante de l'impôt, ne puisse diminuer sensiblement le déficit. Dès lors, une restructuration de la dette entraînerait un renchérissement du coût de financement des dettes des autres municipalités. En effet, cela constituerait un défaut de paiement et donc le placement vu autrefois comme relativement sûr ne le serait plus autant et les prêteurs demanderaient alors plus aux municipalités pour les financer, afin de se prémunir contre ce risque de défaut.

La dette de Détroit est détenue par un grand nombre de créanciers. En effet, près de 100'000 créanciers détiennent de la dette de cette ville. Parmi eux, un grand nombre sont de simples citoyens (de façon individuelle ou au travers des fonds de pensions) qui envisageaient le placement dans les obligations émises par cette ville comme un placement sûr, leur permettant d'envisager la retraite de façon sereine. Si d'aventure, les dettes devaient ne pas être remboursées, ce serait un nombre important de personnes qui perdraient tout ou partie de leurs économies. A cela, il convient d'ajouter les retraités de la fonction publique municipale de Détroit dont les pensions de retraites ne sont plus assurées d'être versés, faisant alors courir un risque dit de "second tour" (dont il n'est pas pour le moment directement question mais dont la probabilité de réalisation serait élevée le cas échéant). Dès lors, il apparaît qu'un problème de finances locales pourrait se transformer en problème financier national.

Conclusion

La situation de Détroit est typique d'une collectivité dont le passé a été faste et qui "vit sur ses acquis" sans se projeter dans l'avenir en niant les réalités et les évolutions. Raymond Barre disait (économiste et ancien premier ministre français sous la présidence de Valérie Giscard d'Estaing), "l'économie se venge toujours". A ne pas vouloir réaliser les efforts nécessaires pour se réinventer, et refuser d'adapter le niveau de vie et les ambitions à la réalité de la situation, les conséquences s'imposent d'elles-mêmes et de façon brutale.

De plus, un dicton populaire américain dit que "ce que connait Détroit, les Etats-Unis les connaissent 10 ans plus tard". Force est de constater que déclin industriel de la ville est fortement corrélé au déclin industriel national (désindustrialisation). Dans ce cadre, peut-être que ce qui apparaît encore comme une situation particulière et localisée, pourrait en réalité présager d'une situation globale nationale.

Enfin, une autre idée basée sur l'observation des faits au cours des dernières décennies souligne que ce que connaissent les Etats-Unis, l'Europe le connait 10 ans plus tard. Bien entendu tout cela n'est pas scientifique et il serait hasardeux d'en tirer une quelconque relation mécanique de cause à effet. Toutefois, la combinaison des faits est suffisamment troublante pour qu'on s'y intéresse de plus prêt.

Retrouvez d'autres analyses économiques écrites par Sylvain Fontan sur son site : www.leconomiste.eu

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Sylvain Fontan, économiste et créateur du site www.leconomiste.eu   Parcours Professionnel   - Analyste-Investissement (Unigestion - Société de gestion d’actifs) - Analyste-Risque (RWE - Société de trading en énergie) - Analyste-Hedge Fund (BPER - Banque Privée Edmond de Rothschild) - Macroéconomiste (TAC - Laboratoire de recherche privé en économie et finance) - Chargé d’études économiques (OMC - Organisation Mondiale du Commerce) - Chargé d’études économiques (ONU - Organisation des Nations Unies)  

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