Zone Euro : de la désinflation au risque de déflation

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Par Sylvain Fontan Publié le 4 février 2014 à 6h00

Alors que les signes de reprise économique en zone euro sont encore modestes et inégalement répartis au sein des différentes économies formant cette union monétaire, un nouveau risque émerge de plus en plus clairement. En effet, le processus de désinflation se confirme, laissant ainsi présager la possibilité d'enclencher un cycle déflationniste potentiellement destructeur. A ce titre, il convient tout d'abord d'analyser la situation actuelle, puis de souligner les effets néfastes d'une déflation, avant enfin de présenter les différentes options envisageables.

Plusieurs termes économiques permettent de caractériser l'évolution des prix :

L'inflation correspond à la hausse, plus ou moins rapide, du niveau général des prix. Elle comprend aussi bien la hausse des prix des biens que celle des services.

L'inflation sous-jacente (ou "core inflation" en anglais) est moins souvent mise en avant. Elle ne tient compte que des indicateurs permanents, c'est-à-dire qu'elle renvoie à l'évolution des prix sans prendre en compte les prix encadrés par l'Etat (électricité, gaz et tabac) ainsi que les produits à prix volatiles (typiquement les produits pétroliers et les produits frais).

La désinflation correspond au processus de ralentissement de la hausse des prix, le taux d'inflation diminuant tout en restant positif. En d'autres termes, la désinflation renvoie au ralentissement de la hausse des prix.

La déflation correspond au processus de baisse cumulative du niveau général des prix. Autrement dit, la déflation renvoie à une inflation négative qui se traduit par une baisse des prix (le prix de demain est inférieur au prix d'aujourd'hui).

Dans ce cadre, il apparaît que la désinflation est l'étape forcément préalable à tout période de déflation. En d'autres termes : un manque d'inflation (désinflation) peut conduire à la déflation.

Situation de l'évolution des prix en zone euro

L'inflation européenne s'éloigne de plus en plus de l'objectif d'inflation de la BCE. En effet, le mandat de la BCE fixe une cible de hausse des prix « proche, mais inférieure à 2 % ». Or, depuis le début de l'année 2013, et à fortiori depuis l'automne dernier, l'inflation moyenne en zone euro est bien en-deçà de cet objectif car elle s'élève à +0,8 % en décembre 2013 en rythme annualisé, c'est-à-dire au cours des 12 derniers mois. Pour rappel l'inflation était encore de +3 % fin 2011. L'évolution des prix en zone euro souligne donc un processus de désinflation très marqué depuis maintenant un peu plus de deux ans.

Les raisons de cette désinflation sont multiples :

  1. la désinflation est en partie conjoncturelle avec la baisse du prix des produits énergétiques et la plupart des autres matières premières sur les marchés mondiaux.
  2. Toutefois, cette tendance a été amplifiée avec la hausse du cours de l'Euro face à ses principales devises concurrentes (notamment le dollar américain et le yen japonais) car les banques centrales de ces pays (respectivement FED -Federal Reserve- et BoJ -Bank of Japan-) ont la capacité d'agir sur leur monnaie. Or, quand une monnaie est durablement "forte" (comme c'est la cas actuellement avec l'euro) cela accentue la pression sur la baisse des prix car les importations deviennent moins chères (notamment les prix énergétiques). Dès lors, la zone euro "importe de la déflation".
  3. Parallèlement, l'activité économique doit composer avec une faible demande interne (consommation et investissement) dans un grand nombre de pays de la zone euro. Ainsi, les entreprises ont dû adapter leurs prix à la baisse pour écouler leur production sur les marchés domestiques et internationaux.
  4. Enfin, notons que la montée du chômage en zone euro a joué un rôle structurel important. En effet, ce ralentissement des prix est tout à fait cohérent avec la théorie économique ("arbitrage de Phillips") qui souligne une relation inverse entre inflation et chômage. En d'autres termes, lorsque le chômage augmente, la pression sur les prix diminue mécaniquement. Dans cet arbitrage, autant l'inflation n'est pas le moyen de réduire le chômage, autant le chômage freine l'évolution des prix.

L'inflation moyenne cache néanmoins des situations très différentes selon les pays. En effet, les niveaux nationaux d'inflation sont parfois très différents entre par exemple l'Allemagne à +1,6 % (donc proche de la cible de 2 %) et la Grèce à -2,9 % (les prix reculent depuis le mois de mars). La France, quant à elle, connaît une inflation de +0,8% (inflation positive mais en désinflation depuis maintenant trois ans). Les disparités de situations nationales compliquent la tâche des autorités monétaires car leurs décisions s'imposent indifféremment à tous les pays. Or, le principe de la politique monétaire de la zone euro est qu'elle est censée convenir à tous les pays membres alors même que certaines économies sont diamétralement opposées : avec par exemple d'un côté l'économie allemande qui est en croissance, qui voit ses prix augmenter et dont les taux d'emprunts sont à des niveaux historiquement bas, alors que pour d'autres, au premier rang desquels il convient de citer la Grèce, la situation est exactement inverse. Autrement dit, la politique monétaire de la BCE ne peut pas satisfaire tous les pays dont les situations, et donc les besoins, sont différents selon grosso modo la dichotomie suivante : pays du Sud et pays du Nord.

Le risque de déflation

Contrairement à l'idée populaire instinctive, la baisse des prix est un des phénomènes les plus pervers en économie. En substance, le mécanisme sous-jacent est le suivant :

1) les entreprises et les consommateurs anticipent que les prix seront inférieurs demain à ce qu'ils sont aujourd'hui ;

2) ce qui les incite à repousser leur projets dans le temps car leur réalisation sera moins coûteuse dans le futur. La consommation diminue et l'épargne augmente car les ménages préfèrent attendre avant de dépenser.

3) ce qui se traduit par une baisse des commandes faites aux entreprises et une activité bancaire qui vacille car le crédit ne se développe plus

4) les entreprises doivent alors diminuer leurs investissements et leurs effectifs pour tenter de conserver leur profitabilité et ne pas faire faillite ;

5) le tout aboutissant à une diminution des salaires et une accélération des anticipations à la baisse des prix de la part des agents économiques privés ;

6) pour finalement former une spirale autoentretenue : le jeu des anticipations fait que les agents économiques attendent de nouvelles baisses de prix avant de se remettre à dépenser, même lorsqu’ils le peuvent ; ainsi, les prix, le volume de l’activité et l’emploi baissent conjointement.

In fine, c'est un processus qui mène quasi inexorablement au blocage de l'économie et dont il est extrêmement compliqué et long de s'extirper. Historiquement, les deux cas probablement les plus connus sont les Etats-Unis des années 1930 qui auront dû attendre grosso modo la seconde guerre mondiale pour sortir définitivement de la déflation, et le Japon qui lutte contre la déflation depuis près de 20 ans sans réussir à en sortir.

Parallèlement au phénomène de blocage de l'économie, la déflation a des impacts forts en matière de gestion de la dette. En effet, si l'inflation devient négative (déflation), alors le poids des dettes et des intérêts de la dette (qu'elles soient privées ou publiques) n'est pas amoindri comme il l'est mécaniquement sous l'effet de l'inflation (l'inflation diminue la valeur des dettes à rembourser). Au contraire, la déflation accroît le poids des dettes, ce qui oblige au niveau d'un Etat à dégager un excédent budgétaire conséquent, alors même que les recettes fiscales diminuent eu égard au ralentissement de l'activité, entraînant une spirale d'insolvabilité des Etats et des entreprises; ce qui est de nature à provoquer dans les milieux d’affaires un profond affaiblissement de la confiance et donc avoir des effets cumulatifs très préjudiciables sur l'économie.

Articulation entre la politique budgétaire et la politique monétaire : le "Policy-Mix"

La zone euro n'est certes pas en déflation mais la question se pose déjà. En effet, même si les risques de déflation ne sont pour le moment qu'hypothétiques au niveau de la zone euro, il n'en demeure pas moins que le risque n'a jamais été aussi marqué et que la tendance semble clairement aller dans ce sens. Dès lors, si les autorités estiment qu'il existe une probabilité pour que cette hypothèse de déflation se réalise, alors elles doivent dès à présent évaluer les options possibles.

L'utilisation de la politique budgétaire est impossible. En effet, le niveau de la dette et le manque de compétitivité dans de nombreux pays de la zone euro sont tels qu'une politique de "reflation" (processus visant à accélérer la hausse des prix) par des mesures de relance budgétaire sont devenues totalement impossibles.

Or, c'est ce que préconise justement la théorie keynésienne standard. En effet, comme les agents économiques ne consomment pas assez en anticipant que les prix vont diminuer dans le futur, il faut selon cette théorie que la demande publique (relance budgétaire) se substitue à la demande privée pour faire "gonfler" les prix dans le présent et ainsi éviter que le cercle vicieux de la déflation ne s'enclenche. Le problème c'est que là où la déflation menace le plus (et où elle peut même être déjà avérée), c'est dans les pays du Sud de l'Europe (ainsi que l'Irlande), c'est-à-dire justement là où les marges de manœuvres budgétaires sont nulles, et où la baisse des prix internes (salaires) renvoie à une stratégie d'ensemble voulue dite de "déflation compétitive" afin de pallier au déficit de compétitivité de ces pays. Face à ce type de politiques conjoncturelles(court terme) impossibles, les politiques structurelles(long terme) sont elles aussi inopérantes car les effets escomptés sont par définition trop longs à apparaître.

Dans ce cadre, seule la politique monétaire peut être utilisée pour éviter la déflation. Toutefois, sans être nulles, les marges de manœuvres de la politique monétaire sont devenues très restreintes. En effet, les capacités d'action des autorités monétaires ne sont plus celles qui étaient disponibles en 2009 lorsque la zone euro a connu un bref épisode de déflation. Dorénavant, les outils monétaires traditionnels ne peuvent plus être envisagés comme pouvant répondre à une problématique de déflation.

Le taux d'intérêt directeur est (généralement) le principal outil monétaire pour lutter contre le risque de déflation. En effet, les taux d'intérêts sont un moyen indirect d'agir sur l'activité de crédit des banques. Lorsque les banques empruntent des liquidités pour se refinancer auprès de la banque centrale, elles doivent s'acquitter d'un taux d'intérêt, dont le principal est appelé "taux directeur". Le taux directeur est le moyen le plus traditionnel pour agir sur les taux d'intérêts. Lorsque le taux directeur diminue, les banques répercutent cette baisse sur leurs clients qui sont ainsi incités à accroître leur demande de crédit. Le phénomène inverse apparaît quand les taux augmentent : diminution de la demande de crédit. Ainsi, si la demande de crédit augmente, l'inflation est stimulée; et inversement si la demande de crédit diminue. En zone euro, l'autorité en charge du pilotage de la politique monétaire est la BCE (Banque Centrale Européenne) depuis 1999 et la création de la monnaie commune.

Or, les taux directeurs sont à un plus bas historique, proche de 0 %. En effet, lors du déclenchement de la crise globale, ces taux étaient de l'ordre de 4 %, laissant ainsi la capacité à la BCE de les diminuer assez largement pour relancer l'activité économique et la dynamique haussière des prix. Actuellement, ces mêmes taux sont à 0,25 %. Autrement dit, la seule latitude encore possible pour la BCE avec cet outil monétaire est de passer à 0 %. En outre, même si cette étape devait être actée, l'effet sur l'activité serait trop marginal pour envisager une quelconque remontée de l'inflation induite par cette décision. Dès lors, les autorités monétaires sont incapables d'augmenter les anticipations (seuls phénomène susceptible de sortir de la déflation) et alors la zone euro se trouverait dans ce que la théorie économique appelle une "trappe à liquidité" où toute augmentation de l'offre de monnaie est absorbée pour des motifs de spéculation.

Dès lors, la BCE peut envisager des mesures dites "non-conventionnelles. Plusieurs mesures de ce type existent. Les Etats-Unis avec le Quantitative Easinget le Japon avec les Abenomics sont d'ailleurs à ce titre les plus en pointe sur ce sujet et font rentrer le monde dans une zone totalement inconnue, avec des conséquences à moyen et long terme potentiellement catastrophiques. Néanmoins, il existe trois principales mesures que la BCE pourrait envisager :

Une des mesures non-conventionnelles consiste à mettre à la disponibilité des banques des liquidités.

- L'espoir est de voir cette liquidité se transformer en hausse du nombre de crédits accordés aux ménages et aux entreprises, permettant ainsi de générer de la demande privée et entrainer une augmentation des prix. La BCE a déjà recouru à cette stratégie dans le passé récent mais dans des contextes différents.

- Or, si cela (entre autres) a permis de ne pas entrer en dépression (récession durable) en 2009 en évitant notamment une "déflation des actifs" (mécanisme décrit par l'économiste Irving Fisher dans les années 1930) en approvisionnant massivement le système financier en liquidités, et ainsi de ne pas vendre de grandes quantités d'actions et autres produits financiers à des prix cassés, ce qui aurait inévitablement entraîné un cycle économique catastrophique, les effets dans le temps sur les crédits accordés à l'économie dite "réelle" sont moins satisfaisants. En effet, à titre d'exemple, l'encours des crédits au secteur privé dans la zone euro a diminué de 200 milliards d'euros au cours de 2013, obérant ainsi fortement le potentiel de reprise économique. La raison principale est que la BCE n'a pas la possibilité d'accéder directement aux consommateurs et aux entrepreneurs pour leur prêter directement de l'argent à bas prix. Ils doivent pour cela passer par les banques, qui peuvent préférer conserver cet argent et le déposer en retour à la banque centrale : elles préfèrent thésauriser plus que de prêter car elles doivent elles aussi rembourser des fonds empruntés. En outre, dans un contexte économique difficile, avec des incertitudes quant au potentiel de rentabilité des projets des emprunteurs potentiels et échaudées par l'octroi de crédit dans le passé à des emprunteurs ne présentant pas toutes les garanties de solvabilité, les banques peuvent être réticentes. De plus, les banques font face à une contradiction des autorités qui leur demande de prêter plus, mais qui en même temps leur demandent de former des réserves supplémentaires en vue de l'application complète des règles prudentielles de Bâle III ; ce qui limite de fait la capacité de prêt des banques.

- Enfin, il convient de souligner qu'une banque ne peut pas accorder un crédit de force à un agent économique qui ne le désire pas. Autrement dit, les agents économiques eux-mêmes sont réticents à contracter de nouveaux prêts du fait de l'environnement d'incertitude qui règne, et peuvent ainsi préférer reporter leurs projets ou alors ponctionner leur épargne au lieu d'ouvrir une nouvelle ligne de crédit. Par conséquent, une nouvelle phase d'accroissement des liquidités aux banques n'est pas inenvisageable mais rien ne prouve que celle-ci se traduise par une meilleure transmission au crédit privé que les précédentes. Parallèlement, cela aurait pour conséquence d'alimenter les marchés financiers et ainsi d'accentuer une bulle spéculative qui semble se former sur les marchés d'actifs comme avant les précédentes crises.

Une autre solution pourrait alors consister à prêter directement aux Etats en difficulté. L'idée serait alors de racheter massivement de la dette publique pour faire remonter l'inflation, mais avec le risque très probable que cela soit un signal désincitatif à poursuivre les efforts de bonne gestion budgétaire. Toutefois, cette solution, et au-delà des aspects purement techniques et économiques, se heurte directement à des considérations politiques et institutionnelles, et il est peu probable qu'une solution allant dans ce sens puisse être trouvée à court terme.

L'arme "ultime" pourrait enfin d'appliquer des taux d'intérêts négatifs. En substance, le but serait d'inciter à emprunter d'avantage car emprunter rapporte de l'argent. En effet, et à titre d'exemple pour comprendre le raisonnement, un taux d'intérêt négatif correspond au moment à partir duquel pour une banque emprunter 100 euros permet de ne devoir rembourser que 90. Notons cependant qu'outre certains aspects techniques problématiques (ex: intégrer des signes négatifs dans des systèmes informatiques n'ayant pour vocation que de "raisonner" en positif), cette expérience n'a encore jamais été réalisée dans l'histoire, et qu'il est peu probable que cela se produise avant une éventuelle déflation avérée.

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Sylvain Fontan, économiste et créateur du site www.leconomiste.eu   Parcours Professionnel   - Analyste-Investissement (Unigestion - Société de gestion d’actifs) - Analyste-Risque (RWE - Société de trading en énergie) - Analyste-Hedge Fund (BPER - Banque Privée Edmond de Rothschild) - Macroéconomiste (TAC - Laboratoire de recherche privé en économie et finance) - Chargé d’études économiques (OMC - Organisation Mondiale du Commerce) - Chargé d’études économiques (ONU - Organisation des Nations Unies)  

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