Le règne de la finance, ou la démocratie confisquée (2/2)

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Par Bernard Nadoulek Publié le 21 septembre 2013 à 4h35

Dans la première partie de cet article, nous avons fait une rapide comparaison entre la démocratie représentative définie par l'élection et, d'autre part, la démocratie directe fondée sur le tirage au sort des dirigeants. Nous avons observé les inconvénients des démocraties représentatives et du système de l'élection, qui conduit à créer des oligarchies structurellement corrompues par la proximité entre le pouvoir et l'argent. Nous avons également rappelé les principes de la démocratie athénienne du Ve et IVe siècle, qui garantissaient la liberté, l'égalité et l'équité du gouvernement du peuple grâce au tirage au sort des magistrats de la Cité et à la courte durée de leur mandat.

Dans cette deuxième partie, après avoir récapitulé les caractéristiques de la démocratie directe à Athènes, nous verrons : que les caractéristiques du tirage au sort évitent la plus grande part des inconvénients de la démocratie représentative et de l'élection ; que les arguments contre le tirage au sort sont le plus souvent injustifiés ; enfin, que le refus de la démocratie directe relève d'une cause très simple : les politiciens veulent garder le pouvoir et leurs privilèges, appuyés en cela par les puissances de l'argent qui ne sauraient renoncer à leur influence sur le pouvoir. Dans notre prochain article nous verrons que, même si le tirage au sort n'est pas prêt de se substituer à l'élection, l'évolution des sociétés modernes, des technologies, et la crise de légitimité des partis politiques, pour ne rien dire de celle des idéologies, concourent à instaurer une part croissante de démocratie directe dans la vie politique nationale et internationale.

Récapitulons les caractéristiques de la démocratie directe à Athènes :

  • Gouvernement de l'Assemblée du Peuple, l'Ecclésia : une fois par an, 6000 citoyens se réunissent et votent les lois à main levée et à la majorité simple.
  • Droit de tous les citoyens de s'adresser directement à cette assemblée et de lui proposer des lois ou des décrets.
  • Tirage au sort des 500 membres de la Boulè, qui représentent l'Assemblée et assurent sa permanence.
  • Tirage au sort des magistrats (et élections exceptionnelles pour certains experts financiers ou militaires).
  • Le tirage au sort assure l'égalitarisme, qui est le pendant de la démocratie, et la représentativité des magistrats, issus de la société tout entière.
  • Mandats courts (1an) et non renouvelables (sauf parfois pour les experts).
  • Fonctions des magistrats peu rémunérées.
  • Contrôle des magistrats avant, pendant et après leur mandat.
  • Révocabilité des mandats en cas de manquement au devoir pendant l'exercice de la fonction.
  • Reddition et vérification des comptes des magistrats, avec récompenses honorifiques ou sanctions judiciaires.
  • Droit des citoyens à dénoncer les dérives des magistrats.
  • Grâce à ces caractéristiques, Athènes maintint une démocratie directe et un gouvernement du peuple pendant deux siècles.

Les avantages du tirage au sort

La démocratie directe et le tirage au sort évitent la plus grande part des inconvénients de la démocratie représentative et de l'élection, décrits dans l'article précédent.

D'abord, le tirage au sort évite au citoyen désigné de mentir ou de faire de vaines promesses pour être élu. Il empêche aussi toute influence des puissances de l'argent, qui financent les élections en escomptant des privilèges en retour. La démocratie directe et la courte durée des mandats (un an) éliminent la plus grande part de la corruption en lui laissant trop peu de temps pour mettre en place ses réseaux d'influence. D'autre part, les instances de contrôle exercent une surveillance permanente sur les magistrats désignés : avant, pendant et même après un mandat, pour s'assurer qu'il n'y ait pas d'enrichissement illégal. Enfin, un magistrat corrompu serait également à la merci d'une dénonciation justifiée de simples citoyens. Ensuite, le tirage au sort est égalitaire, ce qui est un des objectifs majeurs de la démocratie directe. Contrairement à l'élection, qui favorise une coupure entre l'élite et le peuple, le hasard contribue à former des instances qui sont représentatives de la société tout entière. Enfin, à un niveau individuel, le tirage au sort est mobilisateur : il pousse chaque citoyen à s'impliquer, à se responsabiliser dans les affaires publiques, à participer aux débats politiques, à s'informer et s'instruire, à accroitre sa liberté. Contrairement à la démocratie représentative où les citoyens sont impuissants entre deux élections, la démocratie directe et le tirage au sort donnent réellement le pouvoir au peuple.

En 1935, à propos du pouvoir politique, le philosophe Alain écrivait : "Le trait le plus visible dans l'homme juste est de ne point vouloir du tout gouverner les autres et de se gouverner seulement lui-même. Cela décide tout. Autant dire que les pires gouverneront." Au moins, le tirage au sort éviterait que les pires gouvernent. Si le tirage au sort présente de tels avantages, pourquoi la possibilité de l'instaurer, même partiellement dans certaines assemblées, n'est-elle pas officiellement débattue en France aujourd'hui, alors qu'un débat politique gagne en ampleur autour de la démocratie participative et d'une éventuelle VIe République ? Quels sont les arguments des détracteurs du tirage au sort ?

Les arguments contre le tirage au sort

Commençons par les moins sérieux. Le système du tirage au sort, instauré sur l'espace limité d'Athènes voilà 25 siècles, ne pourrait fonctionner à l'échelle beaucoup plus large de nos nations contemporaines. Cet argument peut être suivi de considérations techniques sur les difficultés de pratiquer le tirage au sort à une grande échelle. L'argument est faible. La France, l'Angleterre, les Etats-Unis, etc., pratiquent tous, et depuis longtemps, le tirage au sort pour constituer les jurys populaires. Plus encore, aujourd'hui, grâce aux technologies et à Internet, les gouvernements possèdent déjà des bases de données très complètes sur les populations, à des fins fiscales, sociales (santé, retraite, chômage, etc.) et administratives. Il serait très facile de créer une base de citoyens volontaires pour tirer au sort un gouvernement national, européen ou mondial. A contrario, le seul cas où l'élection pourrait être justifiée, égalitaire et démocratique, c'est à l'échelle des petites unités comme le village ou le quartier, c'est-à-dire là où les citoyens se connaissent et où il n'y a pas besoin de grosses machines électorales. Ainsi, le tirage au sort est parfaitement adapté aux grandes unités territoriales, voire au monde entier, alors que l'élection ne peut être démocratique que dans de petites unités telles que le village, ou le quartier.

Deuxième série d'arguments, la démocratie directe cède parfois au populisme, à la dénonciation des élites et au harcèlement judiciaire, qui peut même parfois se transformer en chasse aux sorcières. Pour revenir à Athènes, nous savons que Socrate, condamné à mort, fit les frais d'une telle persécution. Encore que le peuple grec protestât de cette condamnation, que les magistrats qui en étaient coupables fussent bannis d'Athènes et qu'une statue fut érigée en souvenir du philosophe. Trop tard ! Socrate était mort. Il faut le dire, la démocratie directe peut être sujette au populisme et aux persécutions judiciaires. Mais il faut dire aussi que la démocratie directe se défend bien mieux du populisme, puisqu'elle contient ses élites. Le populisme est bien plus pervers dans un système où il est porté par des politiciens élus et dans la logique sectaire des partis politiques. Quant aux persécutions judiciaires, d'une part, elles sont peu fréquentes dans une démocratie directe où les magistrats sont contrôlés par le peuple et révocables à tout instant, d'autre part, lorsque l'injustice persiste, au moins n'est-elle pas celle des politiciens élus qui peuvent étouffer leurs victimes en silence, armés de leurs privilèges, couverts par les institutions et parfois même par la raison d'Etat. Alors, oui, la démocratie directe peut être sujette au populisme et au harcèlement judiciaire, aucun régime n'est parfait, mais elle y est beaucoup moins sujette que les régimes représentatifs, les oligarchies corrompues. Sans parler des régimes autoritaires dans lesquels les tribunaux ne sont que les exécuteurs des basses œuvres du tyran.

Troisième groupe d'objections : de simples citoyens tirés au sort ne seraient ni assez instruits, ni assez compétents pour traiter les affaires de la société ou de l'Etat. Surtout dans un monde qui s'est complexifié à l'extrême, puis globalisé, ce qui n'était pas le cas dans l'Antiquité. Pour répondre à cet argument, il faut d'abord nous demander en quoi les politiciens seraient plus instruits et plus compétents que les simples citoyens (à supposer qu'ils le fussent, puisque depuis que la politique existe, ils n'anticipent pas plus les crises qu'ils ne les résolvent, tout juste les traitent-ils). Admettons donc, juste pour le raisonnement, que les politiciens soient compétents. Mais compétents en quoi ? Ils ne peuvent être instruits et compétents en tout. Alors, que font-ils lorsqu'ils abordent un problème pour lequel ils ne sont ni instruits ni compétents, ce qui arrive tous les jours dans un monde globalisé où tous les phénomènes sont complexes et inter-reliés ? Et bien ils font comme les citoyens, ils consultent des experts. Pourquoi les citoyens d'une démocratie moderne, suffisamment instruits et compétents pour exercer leurs responsabilités professionnelles ne seraient-ils pas capable de consulter des experts pour résoudre des problèmes pour lesquels ils n'ont pas les compétences adéquates ? En quoi un groupe de citoyens tirés au sort, volontaires, instruits, motivés, travaillant sous le contrôle d'une Assemblée du Peuple, de magistrats et aidés par des experts, ne serait-il pas capable de régler les problèmes aussi bien qu'une assemblée de politiciens élus ? La seule différence étant que les politiciens élus n'ont pas de compte à rendre pendant leur mandat et qu'ils sont beaucoup moins contrôlés !

Certes, un gouvernement du peuple suppose des citoyens motivés, investis et éclairés pour assurer le gouvernement de la Cité. Mais ce qui a été possible à Athènes pendant deux siècles, il y a 2500 ans, ne serait-il plus possible aujourd'hui ? Alors que nous bénéficions des progrès de l'instruction, de l'information, des sciences, des technologies, etc. ?

Une classe de politiciens professionnels

En réalité, la question de savoir pourquoi la démocratie directe et le tirage au sort des responsables est maintenue en dehors du débat public ne relève d'aucune des questions soulevées ci-dessus. Elle relève d'une cause assez simple : les politiciens, leurs partis politiques et les élites auxquelles ils appartiennent ne veulent pas en entendre parler parce qu'elle les priverait de leurs pouvoirs et des prébendes qui y sont attachées depuis des siècles.

Depuis la période des révolutions anglaise, américaine et française, le pouvoir a été pris par une oligarchie de politiciens professionnels. Ces politiciens font tout pour faire barrage à la démocratie. Dès 1789, sous la Révolution Française, l'abbé Sieyès, un des rédacteurs et des inspirateurs des constitutions révolutionnaires, écrivait : "Il faut écarter le peuple en corps du gouvernement" et créer un "corps choisi de citoyens" qui constituera "une classe de professionnels de la politique". Ainsi Sieyès préconisait déjà la spécialisation d'un corps de politiciens professionnels et c'est bien cette idée qui l'a emporté aux dépens de la démocratie directe et du tirage au sort des citoyens.

Sieyès écrit encore : "Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n'ont pas de volonté particulière à imposer. S'ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la France ne saurait l'être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants". Ainsi, la France ne saurait être une démocratie ! De même, la démocratie directe et le tirage au sort ont été écartés dans toutes les démocraties occidentales.

Alors la démocratie directe constitue-t-elle encore une alternative crédible aujourd'hui ? Une chose est sûre, les politiciens veulent absolument garder leur pouvoir, leurs mandats et leurs privilèges, même dans les partis de gauche qui se réclament d'une démocratie participative, y compris chez les partisans d'une VIe république qui affichent de bien timides prétentions en matière de démocratie directe.

Y a-t-il une chance pour que cette tendance se renverse ? Cela paraît difficile à concevoir à court terme : l'opposition de la classe politique, toutes tendances confondues, et de l'oligarchie financière, paraissent difficilement surmontables. Cependant, des évolutions idéologiques, sociétales et technologiques, viennent affaiblir le bastion de l'oligarchie politique et financière. C'est ce que nous verrons dans la prochaine et dernière partie de cet article.

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Bernard NADOULEK, écrivain et docteur en philosophie. Il a été musicien et professeur d'arts martiaux, il est aujourd'hui conseil en stratégie et professeur de civilisations comparées. Il a mené de nombreuses missions de développement international et de formation de dirigeants d'entreprise. Depuis les années 1980, il enseigne dans des instituts, des grandes écoles et il donne des conférences dans les entreprises.   Parmi ses principaux ouvrages : L'intelligence stratégique (1988) Base de connaissances sur la mondialisation des cultures (1992), tous deux publiés par le Ministère de la Recherche (CPE-ADITECH), Guide mondial des cultures (EFE, 1998), L'épopée des civilisations (Eyrolles 2005), Survivre dans la jungle civilisée (Eyrolles 2008). Son prochain ouvrage est un Traité de civilisations comparées. Plus de 250 articles sont disponibles en ligne sur www.nadoulek.net.

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