Démentir les leçons de l’Histoire: politique monétaire et aplatissement de la courbe des taux

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Par Stéphane Monier Publié le 7 avril 2022 à 5h15
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5,8%L'inflation en zone euro a été de 5,8% en février 2022.

Les banquiers centraux font face à un défi historique. Après presque quatorze ans de politique monétaire accommodante et d'achats d'actifs, la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne parviendront-elles à resserrer les coûts d'emprunt sans faire basculer leurs économies dans la récession? L'Histoire n'est pas de leur côté. Nous examinons les risques et les opportunités en matière d'investissement, ainsi que le positionnement de nos portefeuilles.

Les banques centrales du monde entier détiennent le même mandat: la stabilité des prix. La guerre en Ukraine a créé un choc de prix sur les matières premières qui a intensifié les pressions inflationnistes et accéléré la nécessité d'une réponse de la politique monétaire. L'inflation annuelle américaine était de 7,9% en février et de 7,5% dans la zone euro en mars. Il ne s'agit plus d'un simple effet « transitoire » dû au rebond de la demande après les confinements; l'inflation s'est infiltrée dans tous les recoins de l'économie. Les chocs sur les prix des matières premières, du pétrole au gaz, en passant par le blé et le nickel, ainsi que les sanctions économiques, exacerbent les conséquences de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

La Fed et la BCE n'ont d'autre recours que de combattre la hausse persistante des prix à la consommation en augmentant les taux directeurs. Dans ce contexte, il convient de souligner que nous partons de niveaux de croissance plus élevés, grâce à deux années de soutien fiscal et monétaire exceptionnel durant la pandémie. En outre, les marchés de l'emploi sont solides (avec des taux de chômage de 3,6% aux États-Unis et de 6,8% dans la zone euro), tandis que l'épargne des ménages permet d'amortir quelque peu la hausse des prix. Le ralentissement de la croissance ne se traduira donc pas par une récession en 2022, mais pourrait s'avérer un test pour les finances publiques: la dette publique mondiale a augmenté pendant la pandémie et représentait l'équivalent de 351% du produit intérieur brut en 2021, selon l'Institut de la finance internationale.

La question clé est de savoir si la Fed pourra orchestrer un atterrissage en douceur en 2023-2024. Les leçons de l'Histoire démontrent le contraire. Certes, il en existe un exemple réussi en 1994-1995. Cependant, la majorité des cycles de resserrement se terminent par une récession. Les autorités monétaires ne disposent d'aucun modèle pour guider les économies vers un «atterrissage en douceur» dans ces circonstances inédites, alors qu'elles sortent d'une pandémie et se heurtent à une série de chocs externes, dont le conflit en Ukraine. Sans oublier que le resserrement de la politique monétaire commence plus tard dans le cycle économique, avec des taux d'emploi et d'inflation plus élevés que lors des précédents cycles de hausse des taux.

Décollage

Après un lent démarrage, nous nous attendons à une hausse des taux directeurs à chaque réunion de la Réserve fédérale en 2022, y compris un relèvement de 50 points de base en mai et peut-être un autre de la même ampleur en juin. Les marchés s'attendent à ce que le taux des fonds fédéraux atteigne 2,75% dans les douze mois à venir. Aux niveaux d'inflation actuels, les taux réels resteraient néanmoins en territoire négatif.

Interrogé le 21 mars 2022 à propos de ce qui pourrait empêcher la Fed de relever les taux de plus de 25 points de base en mai, son président Jerome Powell a répondu « Qu'est-ce qui nous en dissuaderait ? », avant d'ajouter « Rien: en résumé. »

L'on ne peut exclure les dangers d'un resserrement excessif si la Fed va de l'avant avec une hausse de 1% du coût de l'emprunt en mai et juin. En effet, une augmentation aussi rapide des taux d'intérêt offre peu de recul pour en observer l'impact, avec le risque de transformer un coup de frein en un arrêt d'urgence. Traditionnellement, le rôle des banques centrales est d'éviter tout ralentissement économique en ajustant le coût du capital. Aujourd'hui, pour la première fois depuis des décennies, une politique délibérée visant à contrer la flambée des prix pourrait mener les économies vers la récession.

Si la Fed a subi des critiques pour sa lenteur à reconnaître la persistance de l'inflation, la Banque centrale européenne a pris encore plus de retard. Pour le moment, la BCE éprouve des difficultés à remplir son mandat consistant à «s'assurer que l'inflation reste faible, stable et prévisible». L'autorité monétaire européenne est sur le point de resserrer sa politique monétaire en accélérant la fin de ses achats d'actifs d'ici au troisième trimestre de 2022, ce qui lui permettrait de commencer à relever ses taux directeurs au plus tôt au dernier trimestre de 2022.

Réduire les actifs, ancrer les attentes

Une autre inconnue découle du programme de la Fed visant à réduire son bilan. Le 21 mars, la banque centrale américaine détenait des actifs pour une valeur de 8 960 milliards de dollars, soit plus du double qu'au début de la pandémie deux ans plus tôt. Le mois prochain, la Fed devrait également détailler la manière dont elle gérera l'arrivée à échéance de ces obligations, ou la manière dont elle les vendra durant les trois ou quatre années à venir.

Nous ne connaissons pas encore l'impact potentiel sur les marchés obligataires. Il est possible qu'une augmentation de la disponibilité des bons du Trésor entraîne une hausse des taux longs, ce qui rendrait à son tour les actifs risqués relativement moins attrayants pour les investisseurs.

Le risque pour les banquiers centraux est que leurs perspectives d'inflation perdent leur crédibilité ou, dans le jargon de la politique monétaire, qu'elles soient « désancrées ». Cela compromet l'efficacité économique de l'orientation des décisions en matière de gestion des coûts d'emprunt plus élevés par les entreprises.

Les banquiers centraux à Washington et Francfort n'ont qu'à se tourner vers Londres pour dénicher des exemples récents de mauvaise gestion des attentes. La Banque d'Angleterre (BoE) a laissé entendre aux investisseurs de s'attendre à une hausse des taux en novembre 2021, une décision qui n'a pas été prise à l'occasion de cette réunion. Un mois plus tard, le 16 décembre, les marchés ont été surpris lorsque la BoE a augmenté son taux directeur de 15 points de base, devenant ainsi la première banque centrale du G7 à le faire depuis la pandémie.

Prévisions de rendement

Les marchés craignent une erreur de calcul de politique monétaire. Les écarts de rendement des bons du Trésor américain d'échéances différentes sont surveillés de près. Les investisseurs s'attendent à un rendement plus élevé s'ils conservent leurs titres plus longtemps. Le rendement des obligations du Trésor américain à deux ans et celui des titres à dix ans ont connu une inversion avant chaque récession américaine depuis 1955, et cela a encore été le cas la semaine dernière.

Cependant, l'inversion de la courbe des rendements obligataires n'indique pas de récession imminente. Historiquement, il faut en moyenne douze mois pour qu'elle se traduise par un ralentissement économique.

Le deuxième indicateur de récession observé de près est la Règle de Sahm. Cette dernière stipule qu'une économie est soit en récession soit sur le point d'y entrer, si le taux de chômage moyen sur trois mois est supérieur d'un demi-point de pourcentage à son taux le plus bas au cours des douze derniers mois. Pour l'instant, le marché du travail américain reste solide, avec un taux de chômage proche de ses plus bas des cinq dernières décennies et une main-d'oeuvre qui reste confiante dans sa capacité à changer rapidement d'employeur.

Positionnement des portefeuilles

Si l'orientation de la politique monétaire en matière de taux d'intérêt est claire, son ampleur et son impact le sont moins. Plus le conflit ukrainien se prolongera, plus l'impact sur les marchés mondiaux de l'énergie, les flux commerciaux et la confiance des consommateurs sera grand et plus le risque de récession en Europe sera élevé, avec des effets de contagion potentiels sur les décisions de politique monétaire.

Les indices boursiers américains et européens dépassent désormais leurs niveaux d'avant l'invasion russe. Même si, historiquement, les marchés se comportent bien durant les premiers stades d'un cycle de hausse, il pourrait en être autrement cette fois-ci. Les valorisations demeurent élevées bien qu'elles se soient améliorées, et les rachats d'actions atteignent des niveaux record, même si les prévisions en matière de bénéfices pour le premier trimestre ont baissé et dépendent de l'évolution des taux et de la croissance économique. Ce qui, à plus long terme, rend l'environnement moins favorable à une poursuite de la performance des actions. Si nous restons globalement neutres sur les actions, nous avons mis en place des stratégies optionnelles sur indices boursiers américains et européens, afin d'amortir les baisses potentielles des marchés actions tout en plafonnant partiellement le potentiel de hausse.

Nous avons renforcé nos positions en bons du Trésor américain, dont les rendements sont désormais plus attrayants, tout en restant globalement sous-pondérés en obligations gouvernementales et en crédit d'entreprise. Nous avons également réduit notre surpondération des obligations gouvernementales chinoises libellées en renminbi. En effet, l'écart de rendement avec les bons du Trésor américain s'est réduit et le risque d'affaiblissement du renminbi a augmenté, la Chine faisant face à un ralentissement potentiel de sa croissance économique. Nous maintenons nos surpondérations des matières premières et des liquidités, les ayant régulièrement renforcées au cours de ces derniers mois, ce qui nous confère davantage de flexibilité pour saisir les opportunités lorsqu'elles se présenteront.

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Stéphane Monier est Chief investment officer chez Lombard Odier.

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