L’actionnariat individuel chute en France, un vrai signal d’alarme

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Par Jacques Bichot Publié le 25 novembre 2016 à 5h00
France Baisse Actionnariat Individuel Bourse
3 millionsOn compte 3 millions d'actionnaires individuels en France.

Le nombre des personnes physiques détentrices d’actions, selon une information récente (Les Echos du 18 novembre), semble avoir diminué de moitié depuis 2008.

Parallèle à celle qui touche la confiance accordée aux responsables politiques, cette désaffection est inquiétante : elle montre que la population s’éloigne des institutions tant économiques que politiques. Ne pas investir directement dans au moins une entreprise, c’est en effet un peu comme ne pas aller voter : on laisse à d’autres le soin de s’occuper de choix sur lesquels on estime n’avoir guère d’influence. Certes, la détention de quelques actions, comme un bulletin glissé dans l’urne, ne permet pas de changer à soi seul le cours des choses, mais les petits ruisseaux font les grandes rivières, et si les ruisseaux s’assèchent, les fleuves font vite pâle figure.

Participer crée du lien

Il s’agit là d’un problème d’action collective. Considérons une foule qui s’assemble pour crier son indignation après un grave attentat : chaque participant à la manifestation est, comme l’actionnaire, comme l’électeur, une simple goutte d’eau, mais il veut être cette goutte d’eau, il veut participer à ce courant. Pourquoi ? Parce que cette action a du sens, parce qu’elle crée du lien entre ces atomes humains qui aspirent à former une communauté, une société, voire même un peuple. Participer est une démarche gratifiante. Ressentir une solidarité est plus qu’un plaisir, c’est la satisfaction d’un besoin existentiel. Moins de participation aux élections, moins de participation directe au capital des sociétés, moins de participation aux cérémonies religieuses, tous ces "moins" vont dans le même sens, celui d’un affaiblissement du lien. Ce qui réunit des êtres humains, c’est d’avoir quelque chose en partage, que ce soit un bien, un but, un sentiment, une action collective. Il arrive que ce "quelque chose" soit une idéologie, mais il s’agit plus souvent d’une réalité à la fois idéelle et tangible, comme cette "patrie charnelle" célébrée par des hommes aussi différents que Charles Péguy, Marc Augier, Jean-Luc Mélenchon et Jean Raspail. Il faut que ce "quelque chose" ait une consistance, un attrait en quelque sorte palpable.

La finance désincarnée tue le lien

Le problème avec les actions est qu’elles sont devenues des abstractions. Les grands groupes ont pour la majorité d’entre eux perdu ce qui pouvait susciter chez les actionnaires comme chez les salariés une sorte de patriotisme d’entreprise. Lors de sa récente augmentation de capital, Air Liquide a vu affluer les demandes bien au-delà du montant proposé : pourquoi ? Ce n’est pas seulement parce que cette société est bien considérée par les agences de notation et par la majorité des analystes financiers ; c’est aussi parce qu’elle a depuis plusieurs décennies associé ses actionnaires à une histoire industrielle et commerciale à laquelle chacun d’eux peut être fier de participer, et que le but de l’opération – acquérir une société américaine œuvrant dans le même secteur – correspondait à son image de compétence et de sérieux. Mais Air Liquide est hélas une exception.

Le "fast-saving" lamine l’actionnariat individuel

La règle qui régente de plus en plus le monde de l’entreprise est celle des marchés financiers abstraits, désincarnés. Sur ces marchés, on achète et on vend des "produits financiers". Peu importe à quoi correspondent ces produits, la seule chose qui importe est l’espoir de rendement, et surtout de plus-value, qu’ils suscitent. Comme dans la viande hachée que servent les fast-food, le consommateur n’a pas à connaitre les ingrédients. L’épargnant est dirigé sur des "fast-saving" où lui sera vendu un produit pas forcément mauvais, mais dépourvu de caractère, purement utilitaire, inapte à susciter un véritable attachement. La chute de l’actionnariat individuel est due à l’essor irrésistible du fast-saving. Plus besoin de savoir ce que l’on finance, on est plongé dans un univers abstrait où les perspectives de rendement et de plus-value sont fournies par des modèles économétriques que le client ne va évidemment pas évaluer. Tout ce que vous avez besoin de savoir est ce qui vous est promis : à vous de choisir le plus avantageux, le plus approprié à vos besoins, sans vous préoccuper de ce à quoi sert votre argent. Les marchands de fast-saving ont proliféré à la manière des McDo et autres Speed Burger, et il en est résulté un important remplacement de l’actionnariat direct comme des restaurants traditionnels. Mais là s’arrête la similitude. Car on peut converser agréablement, en famille ou entre amis, dans un McDo : la destruction du lien avec le producteur n’a pas entraîné celle d’un lien très important, celui qui unit des commensaux. Tandis que l’épargne-Burger affaiblit, voire même détruit, le lien économiquement et socialement important entre les investisseurs et les entreprises.

Diagnostic

L’épargnant était un fournisseur de capitaux aux entreprises ; il est devenu un client de l’industrie financière qui lui vend des services. Cette inversion de la situation des épargnants est néfaste : si l’on entend redonner une chance réelle à l’actionnariat direct, c’est elle qu’il faut cesser de favoriser. Commençons par examiner un cas très important d’actionnariat autre que la possession d’actions par des particuliers : celui des fonds de pension, institutions indispensables pour organiser les retraites par capitalisation. Ces fonds peuvent agir soit comme actionnaires stables, soit comme affairistes qui boursicotent. Ils ont hélas évolué, en moyenne, de la première formule vers la seconde, augmentant considérablement la vitesse de rotation de leurs portefeuilles. Pourquoi ? En grande partie parce que les gestionnaires sont jugés sur leurs résultats à court terme : il leur faut donc réaliser leurs plus-values rapidement, et se couvrir contre les moins-values, au lieu d’agir en actionnaires fidèles de sociétés avec lesquelles ils noueraient des relations durables. S’attaquer à ce problème du court-termisme des fonds de pension est une priorité, car ils ont la taille requise pour donner l’exemple.

Concernant l’actionnariat des ménages, il faut d’abord comprendre pourquoi il a périclité. Il n’est pas intrinsèquement moins performant que l’épargne canalisée par les institutions qui fabriquent des hamburgers financiers destinés à des épargnants transformés en consommateurs de services financiers. Pour accroître leur part de marché, ces institutions ont intérêt à ce que l’actionnariat direct soit moins performant ; et elles ont trouvé pour cela un moyen efficace : rendre les marchés compliqués techniquement, et très volatiles, ce qui va de pair. Ces deux caractéristiques éloignent les ménages de l’actionnariat direct et les amènent à devenir clients des intermédiaires, qui emploient des spécialistes et pratiquent des techniques de couverture. Le cercle vicieux fonctionne très bien : plus de volatilité conduit à plus de couvertures, donc à plus de recours aux produits dérivés, donc à plus de complexité et à plus de mimétisme provoquant des engouements suivis de brusques désaffections, autrement dit à plus de volatilité.

Que faire ?

Pour briser ce cercle vicieux, il convient de s’attacher au rendement plutôt qu’aux plus-values. Certes, les investisseurs dans les "jeunes pousses", les start-up, sont obligés de miser sur les fortes plus-values de quelques entreprises, qui compensent des pertes nombreuses et souvent totales. Mais le ménage Dupont n’investit pas dans les start-up : il apporte des ressources à des sociétés d’assez grande taille, ou à une petite entreprise dont il s’occupe directement. La stratégie à suivre est alors de ne pas favoriser la plus-value par rapport au rendement. Une société distribuant la majeure partie de son bénéfice, et faisant des émissions d’actions quand elle veut augmenter ses fonds propres, aura des actionnaires "tranquilles" et donc – si elle est cotée – un comportement boursier moins erratique que celles dont les actionnaires de référence misent sur la plus-value, en privilégiant le recours à l’autofinancement. La première chose à faire est donc d’instaurer une fiscalité qui ne défavorise pas le dividende par rapport à l’autofinancement, ni la distribution d’actions gratuites par rapport à l’espoir de plus-values, ni les augmentations de capital par rapport à l’emprunt.

D’autres dispositions doivent être prises, notamment pour limiter le recours aux instruments dérivés, qui sont devenus en quelque sorte la drogue des marchés financiers et plus généralement des affaires. Sans entrer dans les détails techniques, disons que ces produits, de plus en plus sophistiqués, sont devenus en proliférant nettement plus nuisibles qu’utiles : ils créent globalement plus d’instabilité et de risque que de sécurité. Le sevrage est toujours une opération difficile, mais il délivre d’une sorte d’esclavage. C’est un des efforts à consentir pour instaurer ce que Dominique Michaut appelle "capitalisme de rendement" par opposition au "capitalisme de plus-value", trop enclin à flirter avec l’agiotage.

Article publié initialement sur Magistro

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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