La BCE défie les lois naturelles avec des taux toujours plus bas

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Par Alain Desert Publié le 16 mars 2016 à 5h00
Banque Centrale Europeenne Taux Negatifs
0 %Un taux zéro permet à un Etat d'emprunter en théorie une somme illimitée pour un coût nul.

La Banque Centrale Européenne poursuit sa trajectoire en fixant des taux directeurs toujours plus bas, diffusant une impression de banalité, une sorte d’évidence.

Qui aurait pensé il y a seulement 2 ou 3 ans que des taux d’intérêt puissent devenir négatifs et ce sur des durées d’emprunts relativement longues (supérieur à 5 ou 7 ans). Le prêteur paye pour prêter et l’emprunteur gagne de l’argent en empruntant. Soyons rassurés, au moins pour la bonne logique économique, cette irrationalité ne concerne pas le commun des mortels, mais principalement les états émetteurs de dettes. Or, cela n’a rien d’une évidence et n’a rien de très rassurant. Il s’agit d’un ajustement monétaire très particulier, comme on dit « non conventionnel », puisqu’il se positionne à une extrémité d’une fenêtre de réglage qui d’ordinaire va de 0% à 5 ou 6%. Ajoutons à cela que la politique monétaire actuelle, dite « accommodante » de par sa souplesse, son audace et sa générosité, se veut être exceptionnelle par rapport à une situation dite exceptionnelle, alors que cela fait déjà plusieurs années que l’exception dure, devenant de fait une normalité.

Dans cet article, je vais essayer de démontrer par A+B, si je puis dire, que la politique des taux zéro (et négatifs) est une aberration, une incongruité et un non-sens économique, une force inégalitaire, même un danger pour la stabilité future de nos économies.

La BCE n’atteint pas ses objectifs

Jusqu’à présent, on ne peut pas dire que les objectifs de la banque centrale soient vraiment au rendez-vous, que ce soit l’inflation (objectif 2%) ou la croissance en zone euro, même si son mandat n’en fait pas état (on sait bien que la BCE se donne cet objectif sans le dire). Mais comme souvent, la logique de tout exécutif nous rappelle que quand une politique ne marche pas, c’est qu’on n’en a pas fait assez. Un peu comme les déficits budgétaires censés relancer la croissance … si la croissance n’est pas là, c’est que les déficits n’étaient pas assez élevés. On comprend alors cette fuite en avant confirmée et accentuée par les annonces du jeudi 10 mars 2016.

Le non-sens économique des taux à 0 et négatifs

Les taux à 0% et à fortiori les taux négatifs constituent un non-sens, une incongruité presque désolante. Tout d’abord, le point 0 dans une échelle de valeurs a des particularités que n’ont pas les autres points. Il y a de grandes différences de propriétés entre une fenêtre de taux qui va de 1 à 5%, par rapport à une fenêtre qui irait de 0 à 1%. La particularité du point 0 tient principalement au fait que :

  • X/0 = infini. En traduction pratique, un taux à 0% permet à un agent économique (comme l’état) d’emprunter en théorie une somme illimitée avec un coût nul. Une petite bizarrerie économique qui n’a jamais été enseignée dans nos plus grandes écoles ! Je reviendrai sur cet aspect.
  • Le point 0 évoque évidemment la notion de gratuité, faisant naître un facteur psychologique appréciable dans la tête des investisseurs. La BCE introduit l’idée que le risque devient nul ou inexistant et que la valeur du temps vaut zéro. Or, le temps a nécessairement une valeur, un prix (souvent à notre défaveur), ne serait-ce que pour quantifier l’érosion, l’effacement, l’usure, l’oubli, la distance.

Il faut rappeler que l’appréciation des taux d’intérêt se fait en tenant compte de l’inflation. Même en prenant en compte les taux réels (taux nominal – inflation), le point zéro reste un point particulier pour les raisons évoquées ci-dessus.

La BCE déstructure et désorganise

La BCE a donc décidé arbitrairement que le temps ne valait plus rien et ne jouerait plus aucun rôle dans l’évolution du monde. Mr Draghi et ses disciples auraient inventé une forme de négationnisme vis-à-vis des forces entropiques qui désorganisent, qui flèchent la vie de l’ordre vers le désordre. Et c’est bien parce qu’il faut réorganiser qu’il faut payer. Tout ceci paraît peut-être théorique, mais l’économie fait parfois penser à la thermodynamique. Quand un état doit payer pour se financer, il fait attention à son budget (je devrais dire : « un peu plus attention », d’où une certaine organisation); à contrario, si le financement d’un déficit est gratuit, à quoi bon « s’embêter » à chercher l’équilibre (tendance à la désorganisation). Il y a bien la notion d’ordre, de désordre, d’organisation ou de désorganisation à travers le prix de l’argent. Le prix « organise », la gratuité « désorganise ». L’entropie (la tendance naturelle d’un système à évoluer vers le désordre, pour simplifier à l’extrême) n’est donc jamais très loin, même en économie et peut-être surtout en économie ! Allez expliquer cela au monde du vivant, qui connaît trop bien la valeur du temps, qui chaque jour doit lutter contre les forces entropiques désorganisatrices. Comme on dit « tout se paie », « tout a un prix » sauf pour une BCE qui entend défier les lois les plus élémentaires de la vie.

L’état qui emprunte à 0% attribue d’un coup une autre valeur au temps; le temps s’allonge ; rien ne devient urgent ; l’état a donc tout son temps ; inutile de s’empresser à réduire les déficits quand leurs financements est à coût nul. Pire encore, pourquoi ne pas les augmenter dans un contexte de gratuité? Inversement, le coût, la non-gratuité rétrécit le temps en le renchérissant (mieux vaut rembourser un prêt rapidement quand les taux sont élevés). On pourrait presque lier une forme d’élasticité du temps au prix de l’argent.

Revenons sur l’aspect « risque ». Le risque est lié au temps, mais pas uniquement, car plus l’horizon temporel est éloigné plus le risque est élevé. C’est pour cela que les taux ont toujours été positifs et que les taux à 10 ans sont plus élevés que les taux à 5 ans, une logique économique qui ne s’était jamais démentie jusqu’à ce que des théoriciens apprentis-sorciers décident à travers des schémas absurdes de renverser les évidences.

Résumons : Pour nos banquiers centraux, le temps vaut zéro, le risque vaut zéro ou n’existe pas, la valeur d’usage de l’argent (ou locative) vaut zéro, le futur devient plus certain que le présent. Honneur à leur imagination ! Imaginez votre banquier qui vous appelle en vous disant : « Mr X, j’ai une offre intéressante à vous proposer : je vous fais cadeau de 1000 euros par an si vous contractez un emprunt à votre banque de 100000 euros sur 10 ans ; bien entendu vous n’aurez rien à payer, qu’en dites-vous, est-ce que cela vous convient ? ».

Etudions à présent certains avantages et inconvénients de cet aspect de la politique monétaire

Inconvénients et effets pervers

  • Déséquilibre des marchés financiers

Les taux bas provoquent un déséquilibre entre les marchés actions et obligations en forçant un rendement obligataire réduit au profit des investissements en actions. On a observé dans un passé récent une santé arrogante des principales places financières (record du Dow Jones, S&P500). Les obligations d’état offrent un piteux rendement, et contrairement à ce que « dit » le marché en proposant des taux d’intérêts toujours plus bas, le risque est loin d’être nul. N’oublions pas qu’aux yeux des mêmes marchés le risque était proche de zéro pour la Grèce. La survalorisation est problématique pour la stabilité financière et donc la stabilité économique. Une économie ne doit pas fonctionner sur des chocs répétitifs, amplifiés par des banques centrales qui aujourd’hui provoquent les crises plus qu’elles ne les résolvent. Les crises ne sont plus si je puis dire naturelles, inscrites dans des logiques et des cycles économiques, mais bien provoquées par un interventionnisme toujours plus puissant et déstabilisant.

  • Mauvaise rémunération de l’épargne

L’argent ou le capital en général (et cela concerne bien entendu les petits épargnants qui disposent d’un capital sur livret A ou assurance vie) doit être rémunéré à juste valeur. Le prêteur au sens large ne doit pas « payer » la crise en voyant son capital dévalorisé et rongé au profit d’un système financier noyé par des liquidités et avantagé par des taux proches de 0%. Même s’il faut raisonner en taux réel, l’injection massive de liquidités par la BCE fait baisser mécaniquement et artificiellement les taux d’intérêt à la faveur d’un argent abondant (comme une surproduction alimentaire ou de matières premières), et au détriment de l’épargne.

  • Phénomènes d’emballement

Les banques centrales, par la baisse des taux, prennent le risque d’initier des boucles de rétroaction dites positives (phénomène d’emballement), dangereuses à long terme pour l’économie, en l’occurrence les risques liés à un retour de l’inflation, à la dévalorisation de la monnaie, à la constitution de bulles de crédit. Outre la faiblesse des taux qui appelle la liquidité via le crédit, la BCE crée en parallèle d’autres formes de liquidités par des opérations de rachats d’actifs, de prêts moyen terme (LTRO), que certains bénéficiaires ont placé sur de la dette d’état en proposant des taux de rémunération toujours à la baisse (problème de l’offre abondante), provoquant en retour une nouvelle baisse des taux directeurs (car la cible des investissements productifs est ratée).

  • Mauvais signal envoyé aux gouvernements

La politique monétaire actuelle ne délivre pas un message de prudence ou de raison, et c’est le moins que l’on puisse dire, à l’adresse de nos gouvernants qui sont très heureux aujourd’hui de voir des taux très bas sur la dette française. Effectivement, un taux à 10 ans autour de 0,5% et des taux négatifs sur du court et moyen terme allègent sensiblement la charge de la dette, un bien inespéré pour les finances publiques. Mais le bien d’aujourd’hui est le mal de demain. Les états se voient ainsi offrir du temps pour procéder aux ajustements structurels, un temps que la France ne met pas à profit autant qu’il le faudrait pour engager les réformes indispensables. A contrario, lorsque le coût de la dette augmente, les dirigeants et les comptables de Bercy se doivent évidemment d’être plus vigilants. La baisse des taux n’incite pas à procéder à la réduction des déficits et c’est une manière d’encourager la fameuse fuite en avant qui opère son œuvre dévastatrice depuis plusieurs décennies. Cette situation ne devrait donc pas dédouaner les gouvernements à initier les réformes sans cesse repoussées. (cas du serpent de mer des retraites, de la grande réforme fiscale, etc.).

  • Le danger du « non conventionnel »

Il est rare qu’un système complexe (cas de l’économie) soit correctement régulé lorsque des paramètres importants sont fixés sur des valeurs maximales ou minimales trop longtemps. Les taux à 0% ne peuvent qu’engendrer des instabilités dans le système économique, tout en constituant un piège duquel il est difficile de s’extraire. La FED a communiqué pendant plus de 2 ans sur son intention de remonter les taux, repoussant sans cesse la décision, pour enfin les relever de 25 points de base en décembre 2015, au prix d’une petite perte de crédibilité.

Avantages

  • Taux d’emprunt réduit. Gain de pouvoir d’achat pour les emprunteurs

Les taux réduits favorisent les emprunteurs, aussi bien les entreprises que les particuliers. Ces opportunités sont loin d’être négligeables pour le pouvoir d’achat lorsqu’un ménage emprunte pour une opération immobilière, ou pour les résultats des entreprises qui décident d’investir. Et si ce n’est pas le pouvoir d’achat qui est privilégié dans le cas d’un particulier qui achète un logement, c’est la surface acquise.

  • Réduction de la charge de la dette

La charge de la dette de la France baisse chaque année grâce au refinancement d’une dette qui coûte de moins en moins cher. Poussé à son maximum, ce mécanisme de baisse des taux pourrait permettre à un état de détenir une quantité illimitée de dettes sans que cela ne lui coûte un seul euro.

Conclusion

Il est toujours difficile de comprendre cette facette de la politique monétaire qui vise à relancer le crédit et d’une certaine manière à favoriser l’endettement des états par un coût quasi nul, alors qu’on nous a souvent alertés sur les niveaux insupportables des dettes publiques et privées, nous plaçant dans une situation où le désendettement s’impose, alors que le cadre ne s’y prête plus.

Les banques centrales sont-elles empêtrées dans leurs erreurs originelles, aveuglées par des positions dogmatiques rappelant les schémas humains classiques de « répétition des scénarios de vie » : on ne tient pas compte des échecs passés, on répète les mêmes erreurs, résultat de processus mentaux par lesquels on reproduit ce que l’on a déjà fait en croyant que les résultats seront différents.

Il faut rapidement revenir à des niveaux de taux d’intérêt plus cohérents, s’inscrivant dans une fenêtre plus normalisée. Est-ce que la BCE définit une politique en prenant en compte l’ensemble des acteurs économiques, la dimension globale, les objectifs de stabilité, ou juste un sous-ensemble sans se soucieux des points d’équilibre? C’est vraiment là la question, car selon le cas, le paramétrage optimum des taux directeurs me paraît être sensiblement différent.

Je noterais pour terminer, que des économistes de plus en plus nombreux, qui hier étaient plutôt ravis des politiques monétaires accommodantes, révisent aujourd’hui leurs positions en exprimant des inquiétudes sur les effets pervers et leurs natures désormais contre-productives.

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Ingénieur en informatique, Alain Desert a longtemps travaillé sur des plates-formes grands systèmes IBM où il a eu l'occasion de faire de nombreuses études de performances. Il est un adepte de l'approche systémique.

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