Retraites et pénibilité : évitons ce mariage ridicule tant qu’il en est encore temps

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Par Jacques Bichot Publié le 29 mai 2015 à 5h00
Manuel Valls Penibilite Travail Patrons
2016Le compte pénibilité vient d'être repoussé à 2016.

Le compte pénibilité a été mal conçu. J’avais pointé ses défauts structurels à l’époque où il fut introduit dans le projet de loi retraite qui devint la loi du 20 janvier 2014 : constituer un mécanisme bureaucratique faisant fi du principe de subsidiarité, et ne pas reposer sur un dispositif de capitalisation spécifique, permettant une utilisation au choix de chaque intéressé. Depuis lors, cette mesure maladroite n’a pas cessé d’envenimer les relations entre les pouvoirs publics et les chefs d’entreprise, contribuant à diminuer la propension à embaucher.

Un écran de fumée

Le « message de simplification et de confiance aux chefs d’entreprise » que « veut faire passer » le Premier ministre en faisant déposer des amendements au texte de loi sur le dialogue social en cours de discussion à l’Assemblée n’est qu’un écran de fumée : dispenser l’employeur de regarder au cas par cas le degré réel de pénibilité des postes de travail en substituant à cet examen une catégorisation bureaucratique des situations, c’est privilégier les fantasmagories réglementaires par rapport à la recherche de la vérité et de la justice. C’est-à-dire demander aux chefs d’entreprise et aux directions des ressources humaines de se transformer en ronds de cuir. Rien à voir avec la confiance faite aux chefs d’entreprise dont se gargarise Manuel Valls.

Pourtant, il y a besoin d’un dispositif de rémunération différée de la pénibilité. En effet, il est normal qu’un travail pénible procure une rémunération supplémentaire, et il est raisonnable que cette composante du salaire soit bloquée sur un compte dont l’usage interviendra plus tard, lorsque les effets de la pénibilité amèneront le travailleur à envisager une reconversion ou un arrêt plus rapide de son activité professionnelle. L’idée d’un compte qui permettrait un jour de financer une formation ou une sortie précoce ou progressive du monde du travail est donc a priori une excellente idée. Hélas, nos dirigeants l’ont sabotée par leur incompétence.

Impliquer les caisses de retraite est une erreur

Premièrement, il aurait fallu poser clairement le principe d’un coût immédiat et libératoire pour l’employeur. Le fait de faire travailler des salariés dans des conditions plus difficiles que la normale doit se traduire par un débours mensuel constituant une fraction du salaire, débours évidemment incorporé comme tel aux charges d’exploitation dans la comptabilité de l’entreprise ou de tout autre organisme. Cette fraction de la rémunération salariale liée à la pénibilité particulière du travail effectué devrait être versée sur un compte dans un organisme ad hoc, chargé le moment venu d’examiner avec le travailleur de quelle façon la somme accumulée sera dépensée : rente à durée limitée permettant de cesser plus tôt son activité professionnelle ou d’effectuer une fin de carrière à temps partiel ; financement d’une période de formation permettant de passer à un emploi moins fatiguant ; lancement d’une activité lucrative indépendante, d’une petite entreprise ; ou toute autre formule « sur mesure » en fonction des caractéristiques de la personne concernée, de ses desiderata, et – bien sûr – de la somme disponible sur le compte.

Deuxièmement, il n’aurait pas fallu impliquer les caisses de retraite par répartition dans ce dispositif relevant clairement de la capitalisation. Notre système de retraites a suffisamment de problèmes à régler pour que l’on ne charge pas davantage sa barque. Et surtout, cela n’a aucun sens de faire appel à lui pour résoudre les problèmes liés à la pénibilité. De mauvaises habitudes ont été prises en la matière : les législateurs successifs ont de plus en plus chargé les caisses de retraite par répartition d’intervenir dans la compensation des fatigues et usures survenues en exerçant des métiers difficiles, alors que ce n’est pas leur fonction.

Répercuter la pénibilité sur les coûts des travaux

Répétons-le : les conséquences de la pénibilité au travail doivent être répercutées sur le coût des travaux particulièrement usants, et non mis à la charge de la collectivité par le truchement du système de retraites. Pour pallier l’absence de dispositif ad hoc il y a des dizaines d’années, on ne doit recourir qu’à l’assurance accidents et maladies du travail ou à la solidarité nationale, sous forme de prestations du type de l’ASPA (Allocation de Solidarité aux Personnes Âgées, ex minimum vieillesse), et non charger encore la barque déjà si mal en point de nos retraites par répartition. Le méli-mélo conceptuel et institutionnel est l’une des causes importantes de notre impuissance à résoudre nos problèmes.

Pour l’avenir, puisque le compte pénibilité instauré par la loi retraites de janvier 2014 ne concerne que lui, quoi faire ? La solution actuellement préconisée par les pouvoirs publics consisterait à charger les branches professionnelles d’appliquer les critères de pénibilité définis par voie réglementaire à des postes-type pour déterminer leur niveau de pénibilité. S’il s’agit d’une simple aide à la décision pour les responsables d’entreprises et les salariés, pourquoi pas ? Mais si ces évaluations de postes de travail type créent une classification bureaucratique substituant à la réalité une abstraction juridique, nous allons droit dans le mur. Il faut laisser chaque entreprise se débrouiller avec son personnel – et pour cela il faut abandonner l’idée de comptes par points liés aux caisses de retraite, passer à des comptes d’épargne faisant partie de l’épargne salariale.

Donner un nouvel élan à l'épargne salariale

Concrètement, il faut abroger les articles 7 à 17 de la loi retraite du 20 janvier 2014 et remettre l’ouvrage sur le métier, en s’inspirant cette fois non plus d’émotions et de goût du bricolage, mais de principes réalistes : laisser les principaux intéressés s’occuper eux-mêmes de leurs affaires (principe de subsidiarité) à l’aide d’instruments mis à leur disposition – des comptes d’épargne pénibilité qui donneront un nouvel élan à l’épargne salariale.

Enfin, des comptes analogues devraient pouvoir être ouverts par les travailleurs indépendants, car leur exclusion deviendrait scandaleuse dès lors qu’un dispositif intelligent remplacerait les dispositions ridicules de la loi retraite 2014 : la proportion des travailleurs indépendants soumis à des travaux pénibles est probablement du même ordre de grandeur que celle des salariés et, même si elle était inférieure, il n’existerait aucune raison pour priver d’un instrument utile ceux qui ont pris le risque de se mettre à leur compte.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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