La finance est-elle une activité non-productive ou destructrice de valeur ?

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Par Captain Economics Modifié le 7 février 2014 à 8h05

"Mon véritable adversaire, il n'a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera jamais élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c'est le monde de la finance". Cette phrase de François Hollande au moment de sa campagne pour la présidentielle de 2012 résume pas mal la pensée de nombreux français... En parlant de "l'ennemi finance", François Hollande visait alors principalement la finance spéculative, qui ne participerait donc aucunement à un processus de création de valeur de l'économie réelle, et pire encore, serait même une activité destuctrice de valeur. Mais la finance "spéculative", c'est quoi en fait, et à quoi ça sert ?

Vaste question ! Lorsque l'on parle de la finance spéculative, on évoque en général le fait d'acheter ou de vendre à découvert un actif financier, en pariant sur une évolution à la hausse ou à la baisse de celui-ci. Vu comme cela, on pourrait donc penser que cette activité n'a aucun intérêt ; c'est une sorte de pari sur l'avenir, mais à aucun moment cela ne participe, directement ou indirectement, à un processus de création de valeur dans l'économie réelle. Et pourtant, et même si l'on déteste les méchants traders, il faut reconnaitre que cette activité peut permettre : une meilleure allocation des ressources de l'économie et un transfert de risque entre investisseurs averse au risque et spéculateurs.

Commençons par le premier point. Lorsque des "spéculateurs" achètent ou vendent un actif financier, ils le font car ils pensent que la valeur actuelle de cet actif est différente de sa valeur fondamentale, et participent donc à la détermination d'un prix d'équilibre. Cette activité demande de la recherche d'information et de l'analyse de la part des spéculateurs, ce qui peut permettre de rapprocher la valeur d'un actif, par exemple la valeur d'une société, de sa valeur réelle, et donc permettre une meilleure allocation des ressources par la suite en identifiant les business les plus prometteurs et en permettant à ses entreprises de se financer. Ce n'est pas le Captain' qui le dit, mais Robert Shiller, prix Nobel d'économie 2013, dans un article sur Project-Syndicate intitulé "The Best, Brightest, and Least Productive?". Vous noterez le "au moins de temps en temps" entre parenthèse dans la citation de Shiller ci-dessous, qui est un spécialiste de la formation des bulles spéculatives et de l'éxuberance irrationnelle.

"But, as economists like to point out, traders and speculators provide a useful service. They sort through information about businesses and (at least some of the time) try to judge their real worth. They are thus helping to allocate society’s resources to the best uses – that is, to the most promising businesses." Robert Shiller

La finance spéculative permet aussi à des agents de se couvrir contre un risque, en le transférant à des spéculateurs. L'exemple le plus classique est celui d'un agriculteur souhaitant vendre aujourd'hui à un prix donné sa future récolte, afin de se couvrir contre les variations futures du cours des matières premières (dans cet exemple, l'agriculteur craint une baisse du cours entre aujourd'hui et le moment de sa récolte). Dans cette situation, le spéculateur, qui lui mise sur une hausse du cours de cette matière première, a un rôle bénéfique pour la société car il permet un transfert de risque et offre à l'agriculteur une sorte d'assurance qui lui permet de mieux gérer son exploitation.

Ah mais la finance spéculative, c'est super en fait ! Hmmmm, on se calme un peu... Il existe tout de même deux grandes limites à cela : le fait que la finance spéculative draine une grande partie des "cerveaux" au dépend d'autres secteurs de l'économie directement "productifs" et que certaines activités n'ont aucune valeur sociale et se rapproche d'une recherche rente pure.

Toujours pour reprendre Shiller (il est pas mauvais ce garçon...), l'un des problèmes de la finance spéculative pourrait provenir du fait que les meilleurs étudians américains ont une facheuse tendance à s'orienter vers la finance plutôt que vers d'autres secteurs . Aux USA en 2006, juste avant la crise financière, 46 % des diplômés de Princeton rejoignaient le monde de la finance (source : "Out of Harvard, and Into Finance") ! Ce nombre a légèrement baissé depuis, mais il y a toujours plus d'un tiers des diplômés de Princeton qui partent en finance (environ 1 sur 5 pour Harvard). Pourquoi ce nombre ? Tout simplement car la finance est le milieu qui paye le mieux, et encore plus lorsque l'on parle de la finance "spéculative" !

Greg Mankiw (Harvard, National Bureau of Economics, ancien conseiller de George W Bush) a lui aussi donné son avis sur les jeunes diplômés rejoignant le monde de la finance et sur "l'allocation des talents" (source : "Defending the One Percent", papier expliquant pourquoi il fallait défendre les 1 % les plus riches aux USA. On a tout de même vu plus à gauche comme idéologie...). Selon Mankiw, la question principale n'est pas de savoir si le prochain Steve Jobs sera riche ou très riche, mais de s'assurer que le prochain Steve Jobs n'abandonne pas la Silicon Valley pour rejoindre le monde du trading haute-fréquence.

"A well-functioning economy needs the correct allocation of talent. The last thing we need is for the next Steve Jobs to forgo Silicon Valley in order to join the high-frequency traders on Wall Street. That is, we shouldn’t be concerned about the next Steve Jobs striking it rich, but we want to make sure he strikes it rich in a socially productive way." Greg Mankiw.

Dernier point : la finance spéculative et la recherche de rente. Paul Krugman a écrit dans son blog du NY Times un cours billet intitulé "Unproductive Finance", dans lequel il explique que les activités ayant pour seul but d'avoir une information un quart de seconde avant son concurrent n'apportaient pas de réelle valeur à l'économie. Cette activité génère en effet des fortunes pour ceux réussissant à avoir l'information avant les autres, mais sans création de valeur pour la société. La supposition de "meilleure allocation des ressources" grâce à la finance ne tient plus vraiment dans cet exemple (car dans un cadre d'allocation des ressources pour l'économie réelle, que la valeur réelle soit trouvée un quart de seconde avant ne change pas grand chose... et en finance haute-fréquence on parle maintenant plutôt de quart de millième de seconde...). Greg Mankiw pense la même chose, toujours dans "Defending the One Percent".

"On the other hand, some of what occurs in financial firms does smack of rent seeking: when a high-frequency trader figures out a way to respond to news a fraction of a second faster than his competitor, his vast personal reward may well exceed the social value of what he is producing." Greg Mankiw

"Et bien c'est simple alors, il suffirait donc de supprimer ou de réguler la finance non-productive, et de garder la finance spéculative permettant une meilleure allocation des ressources et la couverture du risque". C'est simple en effet... sur le papier ! Le problème est que la frontière entre la gentille finance et la méchante finance est très fine, et ne peut d'ailleurs souvent être déterminé qu'à postériori. Un produit financier n'est pas intrinsèquement mauvais (par exemple les Credit Default Swap permettant de se couvrir contre un évènement de crédit d'un émetteur sont utiles à l'économue), mais l'utilisation qui est en faite peut le devenir. Idem pour le rôle des spéculateurs sur les marchés dérivés ; la frontière entre ce qui relève de la spéculation pure (spéculateur contre spéculateur) et ce qui relève de la gestion du risque est très difficile à déterminer.

Vous allez me dire "dans le fond un spéculateur fait bien ce qu'il veut, s'il a envie de parier il peut le faire et si il perd tant pis pour lui". C'est finalement assez vrai ; le problème majeur actuel est que lorsqu'un spéculateur perd, si ce spéculateur est "too-big-to-fail" (trop important pour faire faillite), alors il bénéficie d'une garantie implicite de l'Etat. Et lorsqu'il gagne, cela retombe dans sa poche... C'est une vision ultra-simplifiée je vous l'accorde, mais l'aléa moral est tout de même bien présent.

Conclusion : Attention donc aux généralités sur la finance ! L'économie a besoin du monde de la finance classique, et à même besoin de la finance spéculative. Mais a t-on besoin d'autant de financier "spéculatif", et est-ce une bonne chose que les jeunes talents partent en majorité dans le monde de la finance pour se battre entre eux afin de gagner une micro-seconde ou obtenir une info privilégiée deux minutes avant son voisin ? L'avis du Captain' est assez clair là dessus : NON !

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Doctorant en économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et professeur d'économie à l'IESEG Paris, Thomas Renault est le créateur du site Captain Economics, un blog ayant pour but de démystifier l'économie, en abordant cela sans prise de tête ni prise de parti.  

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