Perte de souveraineté : par quels mécanismes ?

Par Bertrand de Kermel Modifié le 22 octobre 2019 à 11h06
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Hier, dans ces colonnes, nous avons vu que la France et l’Europe ont bel et bien perdu une grande part de leur souveraineté.

Aujourd’hui, nous allons essayer d’identifier les mécanismes qui ont permis aux multinationales de s’accaparer le pouvoir économique sur notre continent, sans bruit et dans l’opacité.

Tout a commencé dans les années 80-90 lorsque la Première ministre britannique, Margaret Thatcher, surnommée « la dame de fer », et le Président des États Unis, Ronald Reagan, ont lancé une formule qui a fait le tour de la planète : « l’État n’est pas la solution, c’est le problème ». La formule devint le summum de la pensée économique, et l’obsession générale fut le rétrécissement à tout prix de l’État, sans trop se préoccuper de l’intérêt des services publics auxquels les peuples sont pourtant très attachés.

Certes, à l’époque, l’évolution rapide et planétaire des technologies et des marchés imposaient des adaptations rapides à la fois aux États et aux entreprises.

Malheureusement, ces adaptations étaient porteuses de risques pourtant identifiés, qui n’ont pas été pris en compte lors de leur mise en œuvre. Résultat les abus se sont vite développés, et le résultat est inquiétant pour la paix sociale.

Les sociétés sont maintenant divisées en trois groupes inégaux

En raison de ces abus, les sociétés se sont rapidement divisées en trois groupes, que l’on peut schématiquement résumer ainsi :

En haut de l’échelle, un groupe peu nombreux d’ultra riches, qui disposent de tous les moyens de la connexité, de l’information, de la communication et de la manipulation. Ils se caractérisent par un individualisme exacerbé.

Au bas de l’échelle, subissant les technologies, un groupe d’individus parfois dénommés : « les damnés de la terre », dont le seul avenir est la misère et la précarité. Environ un milliard d’individus. Ce chiffre augmente avec l’accroissement des inégalités.

Enfin, au milieu, une immense classe moyenne vivant dans l’espérance factice de parvenir au sommet, et dans la crainte réelle et malheureusement vécue du déclassement vers le bas. D’où un mal-être permanent.

En moins de quarante ans, cette situation s’est largement imposée sur la planète. Elle est devenue ingérable. Elle résulte schématiquement des trois principales réformes suivantes :

Suppression des contrôles des changes, permettant ainsi à l’argent de circuler en un clic sur la planète ce qui a rendu les délocalisations et l’évasion fiscale de plus en plus faciles.

Très forte baisse des droits de douane et actions visant à supprimer les « obstacles aux échanges ». Conséquence : non seulement il est devenu relativement aisé de fermer des usines, mais il est également devenu aisé et très rentable de renvoyer dans les pays que l’on a quitté, les produits fabriqués à vils prix ailleurs. Donc, incitation à délocaliser, à désindustrialiser nos pays, et à accélérer in fine leur désertification. Nous y sommes.

Mise en place, notamment dans les accords de libre-échange, de systèmes d’arbitrages réservés aux seules multinationales étrangères implantées dans un pays, leur donnant le droit de contester devant des arbitres une Loi du pays d’accueil qui viendrait à réduire leurs profits. Le tout sans aucune contrepartie, comme par exemple payer leurs impôts dans le pays d’accueil, et non dans un paradis fiscal. Légèrement amélioré en raison des milliers d’abus constatés depuis 30 ans, on trouve ce système dans le CETA. Il hisse les multinationales au même niveau que les Etats. Enfin, il est absurde comme ce sera démontré dans le quatrième article à paraître après-demain.

L’ensemble a été complété par l’acceptation sans condition de l’idéologie ultra libérale selon laquelle le profit à court terme est la priorité absolue.

Des réformes adoptées sans réflexion sur leurs conséquences

Le drame n’est pas tant dans les réformes décrites ci-dessus, que dans la façon dont elles ont été conduites. Aucune contrepartie n’a été demandée aux bénéficiaires, aucune précaution n’a été prise, aucune étude d’impact à long terme n’a été effectuée, aucun bilan d’étape n’a été prévu.

On a affaibli les États (car ils étaient soi-disant LE problème) en supprimant de nombreux instruments dont ils disposaient pour réguler l’économie. Parallèlement, on a donné une liberté totale aux très grands acteurs économiques sur la planète, d’où les abus constatés (créations de monopoles mondiaux impossibles à démanteler, refus du consentement à l’impôt, très forte influence sur le monde politique etc).

Les très grands acteurs économiques ont ainsi pu délocaliser en laissant à la charge des États les conséquences de leurs décisions. Certains ont pu pratiquer impunément le dumping social, fiscal et environnemental.

Tout cela a rendu possible et incontrôlable la captation des richesses par quelques-uns, et le développement d’inégalités « d’un niveau inédit », comme nous l’avons vu dans l’article paru hier dans ces colonnes. Les gagnants du système se désintéressant totalement du sort des perdants, l’État doit assurer seul le soutien des perdants, d’où des déficits budgétaires etc. Le système est « devenu fou ». Il a perdu tout son sens. Plus personne ne comprend cette mondialisation qui tourne sur elle-même et pour elle-même, et qui exclut de plus en plus de citoyens du monde.

Alors que faire ? Les solutions sont connues. Des dizaines d’associations et d’ONG en ont proposé. Sans succès. Quant aux pouvoirs publics, ils proposent au mieux quelques ajustements à la marge. Rien qui soit à la hauteur de l’enjeu «récupération de 100% de notre souveraineté».

Le chemin à emprunter est assez simple

La corruption, cancer de la société, doit être éradiquée au plus vite. Les États en ont encore les moyens s’ils le veulent. Le Danemark est chaque année classé « pays le moins corrompu de la planète ». Pourquoi pas la France, pays des droits de l’Homme ? Qui va s’opposer à un tel objectif à échéance de cinq ou dix ans ?

Il faut aussi mettre en place les contreparties qui n’ont pas été demandées lors de la mise en place des réformes décrites ci-dessus (suppression des contrôles des changes, baisse des droits de douane, système d’arbitrage « investisseurs / États »). C’était simple en 1980. C’est nettement plus compliqué aujourd’hui. Pourtant, c’est vital. Nous n’y échapperons pas.

Les seuls outils sur lesquels les chefs d’États peuvent réellement agir sont les accords de libre-échange, car ils forment un ensemble indissociable avec le capitalisme néo libéral et la finance.

C’est donc dans les accords de libre-échange que l’on doit désormais fixer des règles contraignantes assorties de sanctions pour stopper les fameux dysfonctionnements du capitalisme, rendre la mondialisation compréhensible et lui fixer un cap.

Dans un troisième article, demain, nous décrirons les points clés des accords de libre-échange qu’il faut redresser.

Le quatrième et dernier article, publié après demain, sera consacré au projet de Cour d’Arbitrage inscrit dans le CETA qui est absurde et catastrophique pour notre souveraineté.

Ancien directeur général d'un syndicat patronal du secteur agroalimentaire, Bertrand de Kermel est aujourd'hui Président du comité Pauvreté et politique, dont l'objet statutaire est de formuler toutes propositions pour une "politique juste et efficace, mise délibérément au service de l'Homme, à commencer par le plus démuni ". Il est l'auteur de deux livres sur la mondialisation (2000 et 2012)

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