Le règne de la finance, ou la démocratie confisquée (3/3)

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Par Bernard Nadoulek Publié le 26 septembre 2013 à 1h45

Dans le premier article de cette série, nous avons comparé les démocraties représentatives des pays occidentaux avec la démocratie directe telle qu'elle fut pratiquée à Athènes, dans l'Antiquité, pendant deux siècles. D'un côté, la démocratie représentative (qualifiée d'oligarchie par les Athéniens), le système de l'élection avec ses mandats, prolongés, souvent cumulés, et les privilèges d'une classe de politiciens professionnels qui sont structurellement portés à la corruption matérielle et intellectuelle par les rapports entre le pouvoir et l'argent. De l'autre côté, la démocratie directe, le tirage au sort des dirigeants, les mandats courts et non renouvelables, qui permettent au peuple de gouverner en contrôlant ses dirigeants.

Dans le deuxième article de la série, nous avons vu que la démocratie directe permet d'échapper aux inconvénients de la démocratie représentative, notamment la corruption et la coupure entre les élites et le peuple. Nous avons aussi vu que les arguments contre le tirage au sort des dirigeants ne tiennent pas et que la principale raison pour laquelle les politiciens, tout comme les puissances de l'argent, sont opposés à la démocratie directe est qu'ils veulent garder leurs pouvoirs et leurs privilèges. Face à cette alliance objective du pouvoir et de l'argent, nous constations qu'il est difficilement concevable que la démocratie directe puisse l'emporter à court terme, malgré la profonde crise de légitimité des partis politiques.

Cependant, même si la démocratie directe n'est pas pour demain, ce que nous allons observer ici, c'est la perte d'influence des partis politiques qui, depuis le début des années 1970, ont vu leur appareil, leur base militante et leur légitimité tomber en déliquescence. D'autre part, l'évolution des sociétés modernes et des technologies de communication a bouleversé les pratiques politiques, en donnant une indépendance à la société civile, à des mouvements d'opinion et même à des petits groupes d'individus qui s'expriment et agissent en dehors des partis politiques. Ainsi, bloquée au sommet par une oligarchie corrompue, la démocratie directe s'infiltre dans les sociétés occidentales par d'autres voies.

La rupture post 68

Jusqu'aux années 1960, les partis de droite et de gauche ont le monopole de la vie politique. Ils sont appuyés par les corps intermédiaires (syndicats, patronat, administrations territoriales, organisations professionnelles sectorielles, chambres de commerce ou d'agriculture, associations en tout genre, etc.) qui servent de courroies de transmission et de réseaux d'influence. À droite comme à gauche, les blocs sont relativement homogènes, hiérarchisés et cimentés par des idéologies. Dans tout le monde occidental, ces blockhaus de la vie politique vont être fissurés par les suites de l'explosion de 1968.

Mai 68 est une bombe à retardement. Dans un premier temps, la contestation politique semble avoir échoué. Seule l'idéologie anti autoritaire a bouleversé la société, ses mœurs et ses hiérarchies, à gauche comme à droite. C'est dans les années 1970 que les conséquences de la contestation vont progressivement se dégager. La secousse a eu des effets qui vont du contexte géopolitique et géoéconomique le plus large, jusqu'aux contextes les plus locaux. Elle ébranlera les appareils politiques et fera évoluer la démocratie.

D'abord sur le plan géopolitique, l'affrontement des blocs Est-Ouest, gelé par la dissuasion nucléaire au Nord, va se disséminer au Sud dans les luttes de la décolonisation où chacune des deux grandes puissances (USA-URSS) tente d'assurer ses aires d'influence en Asie, en Afrique, en Amérique Latine et dans le monde musulman. Pour le monde occidental, des guerres comme celle du Vietnam ou la guerre d'Algérie, qui auraient pu être gagnées sur le plan militaire, ont été perdues sur le plan politique. De plus, la plupart des jeunes et des gens de gauche prennent massivement parti pour les mouvements de libération du Tiers-Monde, contre leur propre Etat. C'est un affaiblissement des démocraties occidentales, qui apparaissent comme des impérialismes défaits.

Sur le plan géoéconomique, au développement florissant des "Trente Glorieuses" (1945-1974), succède la crise "rampante" des années 70 (en 71, fin de la convertibilité du dollar en or ; en 73, première crise du pétrole ; en 79, deuxième choc pétrolier). Cette crise rampante commence à montrer clairement l'impuissance des partis politiques et des États occidentaux face à une conjoncture internationale qui leur échappe.


L'explosion des idéologies vient aussi miner la scène politique. Dans un premier temps, cette crise idéologique semble principalement affaiblir les régimes communistes, qui voient leur prétention à représenter la révolution mondiale s'effondrer et leur "dictature du prolétariat" dévoiler ses exactions en URSS, en Chine, au Vietnam, etc. Mais, dans un deuxième temps, l'affaiblissement de l'antagonisme idéologique entre la droite et la gauche provoque une démotivation générale du militantisme qui touche tous les partis politiques et les syndicats dans les démocraties occidentales.

Les nouveaux mouvements de contestation des années 1970, comme le féminisme, l'écologie ou encore le mouvement autonome d'extrême gauche, se structurent de manière horizontale et ne s'affilient plus à la dynamique verticale et hiérarchisée des partis politiques. Et ce n'est pas tout, l'évolution qui va le plus impacter le monde politique occidental et provoquer une perte de puissance accrue des partis, est celle de la démocratie d'opinion caractérisée par le rôle des médias, des techniques de sondage d'opinion et du marketing politique.

La démocratie d'opinion

Une des mutations technologiques décisives des années 60 et 70 est la montée en puissance de la télévision. Marshall McLuan avait annoncé cette mutation qui faisait de la planète un village global. L'impact des images de la guerre du Vietnam sur les jeunes Américains avait joué un rôle clef dans la contestation à la fin des années 60 et au début des années 70 (Guerre et Paix dans le village planétaire, 1970). Pour MacLuhan, faut-il le rappeler, "Le message, c'est le médium" : ce qui impacte la société, c'est moins le message en tant que contenu, que les médias en tant que canaux de transmission. Mais que s'est-il passé avec la télévision : les peuples se sont mis à vivre au spectacle du monde. Il ne s'agissait plus de l'analyse de l'actualité internationale des journaux ou de la radio, accessible à une minorité, mais du spectacle du monde, permanent et en direct, diffusé à l'usage des masses.

La télévision a donc fortement impacté les mœurs des sociétés modernes au cours des années 70 et, plus particulièrement, les mœurs politiques des sociétés occidentales et de "la société du spectacle". Dans ses Principes du gouvernement représentatif (1996), Bernard Manin décrit bien l'émergence d'une "démocratie du public" (ou démocratie d'opinion) caractérisée par le rôle des médias, des techniques de sondage et de marketing. Dans son ouvrage, Manin décrit l'évolution qui va de la "démocratie des partis" à la "démocratie de l'opinion" : le rôle des médias, des communicants et des sondeurs d'opinion va supplanter celui des partis politiques et des idéologies.

Dans la démocratie représentative, l'élection des gouvernants est fondée sur la fidélité à un parti et à son programme, sur l'appartenance à une classe sociale d'où sont issus les cadres du parti et les militants. Ce sont les dirigeants du parti qui fixent les priorités du programme politique. Il y a coïncidence entre le choix électoral des représentants du parti et l'opinion publique des militants ou sympathisants. Enfin, dans le débat politique entre la majorité et l'opposition, les choix politiques sont faits à travers les débats internes de chaque parti et les négociations externes entre tous les partis. L'irruption de la télévision va bouleverser tout cela.

Dans la démocratie d'opinion, l'élection des gouvernants est fondée sur le choix d'un leader charismatique assisté d'experts en communication et sur des réponses de circonstance à la "demande électorale", identifiée par les sondages d'opinion. Le rôle des partis s'efface au profit des images du marketing télévisuel. Le rôle des militants (réunions, diffusion de tracts, manifestations) est rendu obsolète par la puissance de masse du spectacle médiatique. Les choix politiques des gouvernements ne sont plus fondés sur les négociations avec les partis, mais sur les tractations avec les groupes d'intérêts qui pèsent sur les affaires publiques. Dans cette démocratie d'opinion, le but n'est pas de conquérir les voix des militants (censément acquises, mais dont le nombre baisse), mais celles des "électeurs flottants" qui se déterminent en fonction de l'offre politique fabriquée par les experts en communication et en marketing politique.

Une démocratie spectaculaire, flottant au gré du contexte international et des circonstances, se substitue au jeu des partis politiques, de leurs programmes et des idéologies. Mais l'évolution ne s'arrête pas là puisque les médias vont encore évoluer. Avec les années 1990, l'ouverture d'Internet et ses possibilités d'interactions vont permettre aux mouvements politiques, à de petits groupes, voire à des individus, de devenir non plus seulement des spectateurs, mais des acteurs de la vie politique.

Vers plus de démocratie directe ?

Avec les années 1990, avec l'ouverture d'Internet au grand public et l'apparition de nouveaux mouvements sociaux, l'emprise des partis politiques sur la société va encore se réduire. La crise de légitimité qui touche les politiciens va s'accentuer d'autant plus que, depuis la crise des années 1970, il est devenu parfaitement clair que les partis politiques sont incapables de résoudre les crises globales (économique, financière, écologique, etc.) et récurrentes auxquelles ils doivent faire face dans la mondialisation. De plus, le spectacle permanent des affaires de corruption ou des querelles partisanes leur ont fait perdre la confiance d'une grande partie des électeurs, dont les votes de protestation se portent sur les extrêmes ou se réfugient dans l'abstention.


Nombre de citoyens, surtout des jeunes gens, rejoignent alors des mouvements sociaux dont les structures horizontales et le caractère flottant permettent une implication plus directe mais plus ponctuelle. Les mouvements altermondialistes, ceux des Indignés ou des groupes Anonymous, utilisent Internet pour se coordonner dans la contestation. De manière plus large, Internet a libéré la parole politique. Des milliers de citoyens s'expriment sur tous les sujets politiques sur leur blog, ou sur les réseaux sociaux. C'est la démocratie délibérative, décrite par Yves Sintomer dans sa Petite histoire de l'expérimentation démocratique (2011) avec les divers types d'assemblées citoyennes qui rendent la parole au peuple. Plus encore, la pression sur les partis et les politiciens s'accentue avec les médias qui révèlent en permanence des scandales politiques, ou avec Wikileaks, les Éveilleurs et autres hacktivistes, qui livrent au public les secrets des États et des grandes entreprises. Demain, les associations de citoyens iront plus loin grâce aux "actions collectives" que la loi est en train de faire évoluer.

La démocratie directe revient par le biais d'une société en pleine mutation, qui conteste l'autorité grâce aux technologies qui lui permettent de dénoncer publiquement les turpitudes économiques et politiques de l'oligarchie politico-financière. Et l'évolution ne se limite pas aux pays occidentaux. Pendant les manifestations étudiantes de 2008, en Iran, ou pendant le Printemps arabe de 2011, Internet et les réseaux sociaux détournés ont joué un rôle clef dans la lutte des peuples pour se débarrasser de la tyrannie. Même si l'automne islamiste a succédé aux Printemps arabes, l'héritage technologique et politique de ces luttes reste disponible pour les prochaines explosions d'une démocratie directe qui commence à poindre à l'échelle mondiale.

Certes, les États reprennent la main avec une cyber répression dont l'efficacité est indéniable. Mais, même dans des systèmes politiques aussi répressifs que celui de la Chine, les citoyens parviennent à se faire entendre. Le cyber débat politique étant censuré, les internautes chinois se sont mis à dénoncer les effets visibles de la corruption. Tel homme politique corrompu est dénoncé sur Internet à partir d'une photo où il porte une montre coûtant plusieurs milliers d'euros. Tel autre voit des photos de ses résidences de luxe se multiplier sur Weibo (le Twitter chinois). Des centaines de milliers de messages d'internautes, parfois même des millions, provoquent des scandales de grande ampleur. Et le parti communiste chinois, qui a été obligé de déclarer une chasse à la corruption, se voit contraint, sous la pression citoyenne, de sanctionner ses propres cadres.

Ainsi, bien que le gouvernement du peuple, le tirage au sort et les mandats courts non renouvelables, soient loin d'être à notre portée, l'affaiblissement de l'oligarchie et l'impact des nouvelles technologies ouvrent des voies inédites aux citoyens, aux mouvements sociaux et à la démocratie directe.

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Bernard NADOULEK, écrivain et docteur en philosophie. Il a été musicien et professeur d'arts martiaux, il est aujourd'hui conseil en stratégie et professeur de civilisations comparées. Il a mené de nombreuses missions de développement international et de formation de dirigeants d'entreprise. Depuis les années 1980, il enseigne dans des instituts, des grandes écoles et il donne des conférences dans les entreprises.   Parmi ses principaux ouvrages : L'intelligence stratégique (1988) Base de connaissances sur la mondialisation des cultures (1992), tous deux publiés par le Ministère de la Recherche (CPE-ADITECH), Guide mondial des cultures (EFE, 1998), L'épopée des civilisations (Eyrolles 2005), Survivre dans la jungle civilisée (Eyrolles 2008). Son prochain ouvrage est un Traité de civilisations comparées. Plus de 250 articles sont disponibles en ligne sur www.nadoulek.net.

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