L’opacité du port franc luxembourgeois inquiète les députés européens

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Par Rédaction Modifié le 19 février 2019 à 17h29
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Une commission parlementaire, qui s’est particulièrement intéressée au cas du Freeport Luxembourg, dénonce un « trou noir dans la politique de lutte contre l’évasion fiscale » de l'Union européenne.

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus en 1944. Or, s’ils l’étaient vraiment, les ports « francs » devraient être nets, sans hésitation, pas douteux, libres et complets, selon le Trésor de la langue française (TLF). Ce qui est loin d’être toujours le cas, comme le prouve un rapport rédigé par une commission de parlementaires européens sur ces « trous noirs dans la politique de lutte contre l’évasion fiscale ».

« Je vous écris pour vous alerter d’un angle mort dans vos efforts déterminés pour améliorer la transparence financière au sein de l’Union », explique l’eurodéputé libéral allemand Wolf Klinz dans une lettre adressée au président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le 8 janvier dernier. Pour l’eurodéputé allemand, membre de la TAX3 - Commission spéciale sur la criminalité financière, la fraude fiscale et l’évasion fiscale -, les ports-francs en Europe en général et le Freeport Luxembourg en particulier constituent des entreprises « à risque pour la réputation et la sécurité de l’Union européenne ».

Wolf Klinz, qui appelle à « éliminer tous les ‘angles morts’ qui peuvent être utilisés pour le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale au sein de l’Union », se dit en outre particulièrement inquiet pour « la réputation douteuse et le profil très problématique des actionnaires privés du Freeport ». Or, comme l’explique The Telegraph, qui a rendu publique la lettre de M. Klinz, ce dernier pense particulièrement au fondateur du port luxembourgeois, Yves Bouvier, un ressortissant suisse bien connu de la justice de plusieurs pays.

« Escroqueries » et « complicité de blanchiment »

Homme d’affaires et marchand d’art spécialisé dans le transport et l’entreposage d’œuvres d’art et d’objets de valeur, M. Bouvier est l'actionnaire des ports-francs de Genève et le fondateur de ceux de Singapour et du Luxembourg. En février 2015, il est mis en examen à Monaco pour « escroqueries » et « complicité de blanchiment ». En effet, il est soupçonné d’avoir surfacturé des œuvres d’art vendues au milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, qui finira par déposer une plainte contre la maison de vente aux enchères Sotheby's. Un mois plus tard, en mars 2015, la Haute Cour de Singapour ordonne le gel mondial de ses avoirs et interdit au marchand d’art d’« aliéner ses biens, y compris les parts qu’il détient dans des sociétés, jusqu’à concurrence de 500 millions de dollars ».

Malgré ces démêlés avec la justice dans des pays qui n’ont « pas la réputation de faire des misères aux fraudeurs », comme le note Le Point, Bouvier est toujours considéré comme un actionnaire important du Freeport Luxembourg, ce « terrain fertile pour le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale », selon la commission TAX3.

Installation industrielle hyper-sécurisée en bordure de l’aéroport principal du Grand-Duché, le Freeport Luxembourg est un coffre-fort rempli d’objets parmi les plus précieux au monde : peintures, sculptures, vins fins, lingots d’or, voitures de luxe ou encore pierres précieuses. Or, « parce qu’il opère dans un monde souterrain légal en tant que zone spéciale exonérée d’impôts et de droits de douane, peu de questions sont posées » concernant l’origine des marchandises, leurs propriétaires ou leurs bénéficiaires, explique The Telegraph.

Zone grise plutôt que franche

Résultat : cette zone « franche » est en réalité idéalement opaque pour le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale ou encore le commerce d’objets de valeur pillés en zones de guerre, comme le craignent depuis longtemps les autorités européennes. D’autant que les objets qui s’y trouvent, techniquement en transit, peuvent en réalité être stockés pendant des années, voire achetés et vendus sans jamais quitter ces locaux. Reuters révélait en 2016 que des antiquités turques et italiennes avaient été saisies au Freeport de Genève et que d'autres objets illégalement importés de Libye, de Syrie ou d'Irak étaient probablement entreposés dans ce lieu.

En février 2018, quelques mois après la publication d’un rapport parlementaire sur le blanchiment d’argent, la fraude et l’évasion fiscale, un groupe de six eurodéputés ont visité le port franc luxembourgeois. Mais l’exercice n’a pas réussi à apaiser leurs inquiétudes. « Nous sommes préoccupés par l’exploitation de tous les entrepôts de ce type [car] nous savons qu’ils se présentent comme une nouvelle option pour ceux qui ont découvert que les comptes bancaires sont contrôlés, qui ont découvert que les sociétés fictives sont exposées et qui ont donc conclu que la solution est d’investir dans des biens de valeur – art, métaux précieux, n’importe quoi, voitures, vin, cigares », a déclaré l’eurodéputée Ana Gomes à l’issue de la visite.

Alors que le marché de l’art est considéré par certains spécialistes comme « le dernier marché non règlementé », le contenu du Freeport Luxembourg ne peut que tracasser les députés européens. Il offre des températures permanentes de 21 °C, un taux d’humidité relative de 55 % et même un système d’extinction d’incendie utilisant l’azote gazeux pour étouffer les incendies sans que les œuvres d’art ne soient endommagées par l’eau.

Il faut dire que « le Luxembourg doit faire face à la concurrence d'autres ports-francs dans l'Union européenne, comme ceux de Barcelone et de Shannon, ou en dehors de l'UE comme ceux de Genève et de Singapour » écrit Aaron Gronwald dans un journal luxembourgeois. Fondé en 2014, le port franc du Luxembourg semble être devenu encore moins transparent qu'auparavant. Fabien Grasser, rédacteur en chef du site web luxembourgeois « Le Quotidien » a indiqué que la commission d'enquête du PANA (Parlement européen sur le blanchiment d'argent, l'évasion et la fraude fiscales) avait visité le Freeport et avait adressé un certain nombre de questions au ministère des Finances et des Douanes du Grand-Duché. La réponse fut que tout était « légal ». Selon Fabien Grasser, il est même devenu quasiment impossible d'y pénétrer. Philippe Dauvergne, PDG de ce « sanctuaire », été invité à l’audience de TAX3 afin de s'expliquer mais ne s’y est pas présenté.

Certes, cela ne prouve rien, mais « savez-vous ce qui y est stocké ? Quelle motivation ont-ils pour mettre ces œuvres d’art dans un bunker ? », se demandait l’eurodéputée autrichienne Evelyn Regner lors de la visite de février 2018. La réponse est « non », les eurodéputés ne le savent pas.

Ce port ne semble décidément pas « franc ».

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