L’état de crise permanent. Explication à travers le monde du vivant

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Par Alain Desert Modifié le 29 novembre 2022 à 10h11

Pourquoi les crises économiques risquent-elles de devenir permanentes ? Pour essayer d’y voir clair, il faut imaginer et bien comprendre ce qu’est devenu le monde économique dans sa globalité. Depuis quelques décennies, le monde s’est complexifié à une allure très rapide, avec par exemple l’apparition des pays émergents qui jouent à présent un rôle clé dans un processus continu de mondialisation ainsi que dans le maintien des grands équilibres macroéconomiques à échelle planétaire (échanges des biens et services, circulation des capitaux, cours des monnaies, réserves de change, politiques monétaires, géopolitique) ; les sociétés sont donc devenues de plus en plus structurées, imbriquées, interdépendantes, multipliant les relations entre leurs diverses composantes.

La complexité ne peut se comprendre sans faire appel à la notion de niveau d’organisation, et c’est cette notion que je vais mettre en évidence dans cet article, associée aux problématiques de régulation, et à travers elles avec l’appui de l’exemplarité du monde vivant (au sens des équilibres biologiques), expliquer pourquoi les instabilités économiques au niveau mondial risquent de perdurer.

Il n’est donc plus à démontrer que le monde est devenu complexe, justement parce que la complexité se définit (entre autres) par le nombre d’éléments qui composent un système, le nombre de relations qui les relient, le nombre de niveaux d’organisation, le nombre d’interactions et de boucles de rétroaction qui opèrent. La structure du système économique planétaire (avec ses frontières, pays, régions, zones monétaires, réseaux de communications, flux, ressources, niveaux d’organisation, organes de contrôle et de régulation, etc.) et ses dynamiques sont des points clés dans l’appréhension et la compréhension de cette complexité.

En préalable à cette réflexion, il est nécessaire d’aborder succinctement ce qu’est un système de régulation, à travers deux chainons essentiels que sont les effecteurs et les servomécanismes, des appareils ou des systèmes que l’on rencontre partout dans le monde du vivant, le monde sociétal ou économique qui nous environnent. Ils sont en nous, tout autour de nous et pourtant jamais les analystes économiques, les politiciens, évoquent ces notions pourtant essentielles pour comprendre les phénomènes d’équilibre ou de déséquilibre, d’ordre ou de désordre, de croissance, de récession, de flux ce capitaux, de krach boursier, de dérive, d’explosion, d’implosion, de point de rupture, de point de bifurcation, etc.

Mais j’imagine bien que si demain vous entendez un politicien prononcer dans un discours les mots ‘effecteur’ ou ‘servomécanisme’, vous sursauterez de consternation, et vous vous demanderez s’il n’est pas un peu devenu fou !

Qu’est-ce qu’un effecteur ?

Prenons l’exemple d’un appareil dont la fonction est de réguler la température de l’eau d’un récipient chauffé par une résistance électrique. Lorsque la température de l’eau atteint une certaine valeur, le courant s’arrête, et l’eau se refroidit lentement ; dès qu’elle atteint une autre valeur inférieure à celle pour laquelle l'appareil est réglé, le courant passe à nouveau pour réchauffer l’eau. L’appareil étant réglé pour maintenir une certaine température, celle-ci ne fera qu’osciller autour d’une moyenne avec plus ou moins d’amplitude selon la sensibilité. On a dans ce cas affaire à un effecteur, c’est-à-dire un appareil qui produit un effet, grâce à un facteur (une entrée) qui est l’apport énergétique, et doté d’une fonction de régulation en constance qui ouvre ou ferme le circuit électrique.

Qu’est-ce qu’un servomécanisme ?

L’effecteur est réglé pour produire un effet à une valeur donnée (non réglable). Pour reprendre l’exemple précédent, si on a besoin d’un réglage permettant d’obtenir d’autres niveaux de température de l’eau, il faudra que de l’extérieur du système, il y ait un mécanisme qui influe sur le réglage, pour obtenir d’autres niveaux de contrôle ; on a alors transformé l’effecteur en servomécanisme (exemples : chauffage avec un thermostat, régulation de la température corporelle, régulateur de vitesse).

Il faut donc bien faire la distinction entre « effecteur » et « servomécanisme ». L’effecteur produit un effet régulé par un système de boucle de rétroaction en constance (feedback), alors que le servomécanisme est capable de faire varier le niveau de l’effet, grâce à des informations (consignes ou commandes) venant d’un niveau supérieur.

Schéma d’un effecteur (avec boucle de rétroaction positive et négative)

Exemple de régulation chez l’être humain

Prenons un autre exemple très simple venant du corps humain. Le cœur retiré de l’organisme devient un système autonome, et continue à battre à sa fréquence propre. Il est transformé en un simple effecteur dont l’effet est l’éjection d’une certaine quantité de sang (à l’extérieur de l’organisme il est une simple pompe à débit constant). Placé dans le corps humain, il se comporte différemment du fait qu’il est englobé dans un niveau d’organisation supérieur qui lui donne des consignes en relation avec les besoins de l’organisme (grâce entre autres au système sympathique et parasympathique). L’effecteur est donc transformé en servomécanisme, dépendant complètement du niveau d’organisation supérieur. Il a perdu une partie de son autonomie et ‘se plie’ à une exigence d’ordre supérieur venant de l’organisme tout entier pour satisfaire au plus juste ses besoins (ni plus ni moins). Le cœur n’est pas en mesure de ’décider’ de lui-même de la fréquence qu’il doit adopter.


Après cette longue introduction expliquant les mécanismes impliqués dans un système de régulation, je vais à présent, comme je l’ai dit au début de l’article, aborder les aspects de ‘niveaux d’organisation’ qui permettront de mieux comprendre pourquoi les phénomènes d’instabilités économiques à travers le monde ont tendance à perdurer et pourraient encore s’amplifier. Le monde du vivant offrant un modèle du genre, avec en plus une quasi-perfection dans tout ce qui a trait à la régulation en constance, il me paraît intéressant de pouvoir procéder à quelques analogies avec l’économie.

Niveaux d’organisation dans le monde du vivant

Les organismes vivants sont, de la cellule au corps toutentier,structurés en niveaux d’organisation qui s’emboitent les uns dans les autres: molécules, organites, cellules, tissus, organes, systèmes fonctionnels, organisme tout entier. Chaque niveau d’organisation est muni de systèmes de régulation et se trouve englobé par un niveau d’organisation supérieur qui agit sur lui grâce à des commandes transmises par de l’information circulante (informations nerveuses ou hormonales).

Niveaux d’organisation du monde productif

Ces notions de niveaux sont essentielles pour comprendre le fonctionnement de l’économie à quelque échelon que ce soit, car un système économique est composé de nombreux systèmes imbriqués à l’image du corps humain, fonctionnant à la fois d’une manière quasi-autonome mais également sous l’influence ou sous la direction de commandes ou consignes extérieures provenant d’un niveau d’organisation englobant. En économie, tous les composants sous ouverts au sens thermodynamique (échanges de matière et énergie) et sur le plan informationnel (échange d’informations). Et c’est cette ouverture, ces relations nombreuses avec l’environnement, ces échanges, qui permettent par exemple à une entreprise de fonctionner, de conserver ou faire évoluer ses structures. On retrouve encore les mêmes notions que pour un organisme vivant (flux de matières, énergie, informations, contribuant à l’équilibre et à l’évolution de l’individu d’une espèce).

Pour décrire la structure du monde productif à l’échelle mondiale, de la même façon que je suis parti de la molécule pour arriver à l’organisme tout entier, je partirai de l’individu pour arriver au monde dans sa globalité. Nous avons alors pour l’entreprise et son contexte, une structure de type : individu, entités intra-entreprises (groupes, départements, services, …), sites, entreprises ou organismes, filiales, sociétés mères. Mais le système ne s’arrête pas là, car l’ensemble du monde productif est englobé dans des structures d’une autre nature, que l’on qualifiera d’étatiques. Alors continuons ; nous avons désormais les niveaux suivants : état, groupe d’états, zone monétaire, zone économique, zone géographique, et enfin le monde entier. On voit bien qu’il s’agit d’une continuité par rapport à la structure du vivant, avec toutefois une rupture non négligeable puisque qu’on est passé du biologique au sociologique.

Chaque niveau d’organisation dans le monde productif, à l’image de l’être vivant, est capable de se réguler, mais reçoit aussi des consignes du niveau supérieur qui l’englobe en vue de changer ses états, ses niveaux d’équilibre, ses tendances, ses paramètres de fonctionnement (équivalent des paramètres physiologiques de l’organisme). En fait, ce que je viens d’affirmer n’est pas tout à fait exact dès qu’on dépasse le niveau ‘pays ou nation’, et c’est là que vont commencer les problèmes.

Quand on observe l’organisation du monde à l’échelle des états, on remarque qu’il s’est organisé par zones. La France est un élément de la zone euro et de l’ensemble européen. Chaque pays de ces zones (composants d’un système) est en relation avec tous les autres et participe à une dynamique d’ensemble. La zone euro est elle-même un sous-ensemble de l’union européenne, qui elle-même est un sous-ensemble de la zone géographique Europe, et qui elle-même est un sous-ensemble d’un monde encore plus vaste, la planète entière. La zone Europe est déjà un niveau supérieur d’organisation englobant des états, mais elle est devenue avec la mondialisation, un niveau englobé par un niveau supérieur ultime, le niveau mondial. Et pour le moment on s’arrête là, tant que nous n’aurons pas colonisé la Lune ou la planète Mars.

On retrouve donc des similitudes avec la structure en niveaux d’organisation que l’on observe dans le monde vivant.


Comparaisons entre l’économie et le vivant

De là, est-il possible de procéder à des analogies, entre le fonctionnement d’un organisme vivant et la société (productive ou non) dans son ensemble. Evidemment, ne nous égarons pas trop vite, il n’y a pas de comparaison possible sur le plan de la complexité, ni sur le plan de la finalité, mais on peut trouver facilement des analogies si on prend comme angle d’observation les phénomènes de régulation et de crises (apparition de maladies !). Sur le plan de la régulation, il y a déjà une différence essentielle : les systèmes de régulation de l’organisme sont basés sur des boucles de rétroaction en constance (rétroaction négative), c’est-à-dire visant le maintien d’un paramètre à une valeur donnée (cholestérol, glycémie, taux de calcium, nombre de globules rouges, etc..) ; quand aux systèmes économiques, les régulations se font souvent en tendance (croissance oblige !) avec parfois la mise en place ou le déclenchement (involontairement bien souvent) de boucles de rétroaction positive (effets d’emballement) qui conduisent à des instabilités grandissantes, voire des phénomènes de rupture.

Cette particularité de nos sociétés à vouloir toujours croître et cela dans de nombreux domaines, ne nous familiarise pas avec les notions d’équilibre. Mais comment peut-il y avoir équilibre tant que la population mondiale augmentera ? (mais là, c’est un autre problème). Nous l’avons vu, les systèmes de régulation sont bien présents au niveau des états, avec plus ou moins d’efficacité, celle-ci dépendant de la capacité de nos gouvernants et de nos institutions à prendre les décisions appropriées visant à stabiliser les systèmes, ou bien à gérer une tendance sans qu’elle se transforme en une dérive incontrôlable (cas des dettes souveraines).

Mais au-delà des états …

Au-delà des états, les systèmes de régulation commencent à faire défaut. Au niveau européen, nous avons la banque centrale (BCE), avec un mandat assez limité, mais qui a su élargir ces dernières années ses prérogatives, des centres de décisions (commission, parlement), également limités dans leur capacité et leur pouvoir à réguler, plus enclins à réglementer, et la différence est de taille. On a vu que l’euro était fragile à cause justement de l’absence d’un niveau englobant jouant le régulateur vis-à-vis des niveaux inférieurs, et d’un manque de ressources communes (comme un être vivant partage des réserves pour tous les organes lorsqu’il est soumis à une période de jeûne). L’Europe a réagi en mettant en place certaines structures manquantes (MES, union bancaire, rôle renforcé de la BCE, etc..), ayant pris conscience que le système européen tel qu’il fonctionnait avant la crise, privé de ces structures, était défaillant, et que par nécessité il n’avait pas d’autres choix que de s’adapter.

Si on monte encore d’un cran, nous arrivons au niveau ultime, le monde, sommet de cette pyramide hiérarchique. La mondialisation s’est construite sur un déséquilibre entre pays riches et pays pauvres, offrant des opportunités aux deux parties. Le problème est qu’elle s’est réalisée sur la base des intérêts particuliers, en oubliant les fondamentaux qui concourent à l’équilibre de l’ensemble. Toujours dans cette comparaison avec le monde vivant, la machinerie cellulaire concoure au maintien de la structure de l’individu tout entier, et le maintien en vie de cet individu contribue au maintien de la structure de la cellule. La finalité d’un être vivant est bien le maintien de sa structure, basée sur une coopération à égal niveau de l’ensemble des composants de l’organisme. Il faudra très certainement que la société toute entière définisse une forme de finalité pour ce monde économique à dimension planétaire, autre qu’à travers une architecture purement marchande orientée vers le ‘toujours plus’ … plus de production, plus de productivité, plus de rentabilité, plus de compétitivité, plus de croissance, plus d’échanges, plus de tout, plus encore, … si on veut parvenir à des équilibres pérennes qui dépassent largement les aspects purement économiques, en se recentrant sur la nature et l’humain.

Conclusion

Je précise que cette analyse fait abstraction des jugements de valeur que je peux avoir vis-à-vis de la mondialisation (c’est un autre sujet). Je prends le monde tel qu’il est, comme un état de fait, et m’interroge tout simplement sur les manquements qui conduisent aux instabilités observées. J’ai fait un parallèle entre l’organisation du monde vivant, qui présente des modèles intéressants et quasi-parfaits en ce qui concerne les processus de régulation biologiques, et le monde économique qui se construit au fil du temps, modifiant sans cesse ses structures et ses fonctions.

La crise actuelle qui a débuté en 2007 aux Etats-Unis paraît interminable, et quand bien même une légère reprise semble s’amorcer en Europe et aux Etats-Unis, tout reste fragile, et tout peut à tout instant s’écrouler. Les politiques monétaires ultra-accommodantes participent certainement à cette reprise, mais les effets restent assez insignifiants, dérisoires au regard des moyens financiers mis en œuvre. Ces moyens se chiffrant en milliers de milliards d’euros, risquent de créer de nouvelles instabilités, et on en a vu quelques signes récemment quand la FED a décidé de ralentir ses opérations de Quantitative Easing.

Le manque de régulation (et d’entente) ou niveau européen et mondial, dans un monde devenu complexe, crée les instabilités, tout simplement parce qu’un système complexe, comme l’est le monde économique actuel, dans le cadre du maintien des grands équilibres ne peut s’affranchir de mécanismes efficaces de régulation. La complexité est antinomique avec la causalité linéaire et le déterminisme ; elle est le siège de phénomènes souvent imprévisibles, non-linéaires, chaotiques, et c’est bien par rapport à ces caractéristiques, aux propriétés émergentes qui en découlent, qu’une intelligence régulatrice, une nouvelle forme de gouvernance, à des niveaux d’organisation extra-étatiques (européen et mondial), devra voir le jour.

Alors, impossible cette régulation extra-étatique? Si la réponse est oui, alors préparons-nous à vivre en état de crise permanent, comme une maladie devenue chronique. A moins qu’un processus inverse voit le jour, la dé-mondialisation, qui permettrait de réduire le nombre de liaisons entre les nombreuses composantes de ce‘méga-système’ économique mondialisé, donc sa complexité, éliminant ainsi ou affaiblissant la propagation des instabilités à travers le monde (risques systémiques).

Nous avons donc les deux options suivantes : réguler efficacement aux plus hauts niveaux d’organisation ou bien dé-mondialiser !

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Ingénieur en informatique, Alain Desert a longtemps travaillé sur des plates-formes grands systèmes IBM où il a eu l'occasion de faire de nombreuses études de performances. Il est un adepte de l'approche systémique.

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