Protectionnisme : et si l’Europe tentait le rapport de force ?

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Par Youssef Aqira Modifié le 8 juin 2018 à 8h52
Europe Protectionnisme Etats Unis
35 milliards d'eurosLes investissements chinois en Europe, en 2016, ont atteint 35 milliards d'euros.

Depuis son arrivée au pouvoir, Trump a pris un ensemble de mesures visant à protéger certains secteurs de l’économie américaine. Ce nouveau positionnement économique revendiqué par Washington tranche vivement avec l’attitude d’une Europe qui a toujours semblé impuissante à protéger son marché intérieur.

Il n’avait eu de cesse de le marteler pendant sa campagne : « L’Amérique d’abord ». Depuis, celui qui est devenu le 45e Président des Etats-Unis, est passé à plusieurs reprises des paroles aux actes afin de protéger le marché américain du flot des importations. Les dernières mesures protectionnistes annoncées par l’administration américaine concernant la taxation de l’acier et de l’aluminium n’ont pas manqué de faire réagir vivement les principaux partenaires économiques des Etats-Unis.

C’est notamment le cas de l’Union Européenne qui a immédiatement riposté en promettant de prendre des mesures de rétorsion sur un ensemble de produits d’exportation américains et menacé de porter le sujet devant l’OMC. Pourtant, la position de l’Europe concernant la réciprocité des échanges n’a pas toujours été aussi offensive. En effet, depuis sa création les dirigeants de l’Union Européenne ont été de fervents défenseurs du libre-échange au point d’en faire la zone économique qui protège aujourd’hui le moins son marché intérieur. En dépit des conséquences sociales et économiques liées à la désindustrialisation profonde que connaît l’Europe depuis les années 90, et des oppositions vives manifestées par la société civile européenne lors des négociations récentes autour des traités de libre-échange avec le Canada et les USA, les dirigeants européens n’ont pas infléchi leur position vis-à-vis du libre-échange. Et pour cause, le marché unique européen s’est construit dès son origine autour de la nécessité d'instaurer une concurrence entre ses membres. Principe que n’a eu de cesse de brandir la Commission européenne pour renforcer le marché commun.

C’est dans ce périmètre d’action que la Commission européenne dispose des pouvoirs les plus forts. Cette institution a pour responsabilité de surveiller les opérations de fusions et d'acquisitions dans la zone et d'éviter les situations de position dominante abusive sur le marché. Même si la Commission s’est au final relativement peu souvent opposée à de telles opérations, la doctrine dont elle s’est voulue la gardienne a bien souvent empêché le regroupement entre entreprises nationales pour former des poids-lourds européens.

Les rivalités économiques et politiques au sein de l’Union n'ont par ailleurs pas favorisé l'émergence de ces géants. Ce contexte a poussé les champions nationaux, qui n'ont pu se consolider avec d’autres acteurs européens et faire du marché intérieur européen leur marché principal, a opté pour la conquête de marchés extérieurs dans un contexte d’accélération de la mondialisation (marché américain dans un premier temps puis marché asiatique). Il en résulte une situation où aujourd’hui, une majorité des grandes firmes européennes, tire l'essentiel de leurs profits hors du marché européen. D’où leur opposition fondamentale à l'établissement de mesures protectionnistes par Bruxelles par crainte de devoir subir en retour des mesures de rétorsion sur des marchés qui leurs sont devenus cruciaux. Les liens étroits cultivés entre le monde économique (et leur groupe de pression) et les dirigeants politiques nationaux et européens ont conduit l’Europe à laisser son marché intérieur sans défense.

Une autre dynamique est à l’oeuvre et empêche l’Union Européenne d’accoucher d’une politique commerciale protectrice vis-à-vis de son marché intérieur. En théorie, la politique commerciale ainsi que la politique environnementale, comptent parmi les rares domaines où les autorités européennes sont habilitées à négocier et à conclure des accords internationaux au nom de leur membres. Toutefois la réalité est différente puisque les capitales européennes continuent de mener en parallèle des négociations bilatérales avec les principaux acteurs économiques mondiaux.

C'est le cas notamment avec la Chine : la zone euro accumule avec cette dernière un déficit de plusieurs dizaines de milliards par an depuis ces dix dernières années. L’Europe se retrouve ainsi dans une situation où elle est incapable de négocier d’une seule voix avec ce géant économique. Non seulement car les firmes européennes disposent d’intérêts commerciaux importants dans ce pays et font donc pression sur Bruxelles afin d’éviter l’instauration de mesures contraignantes mais également parce que les pays européens veulent privilégier des relations bilatérales avec la Chine afin de leur vendre des biens et services issus de leurs industries nationales. Cette concurrence entre pays européens rend impossible toute négociation de bloc à bloc avec la Chine, qui sait parfaitement jouer de ces dissensions. Mais l'Europe est-elle pour autant condamnée à l’impuissance ?

L'Union Européenne doit profiter de l'opportunité qu’offre ce nouveau contexte pour sortir d’une vision dogmatique du libre-échange et dresser des mécanismes de protection efficaces contre certains travers de la mondialisation. Bien évidemment, il n'est pas question ici de prôner un repli sur soi des Etats européens, ce qui pourrait s'avérer néfaste pour leur économie compte tenu de leur poids économique mondial. Néanmoins, Bruxelles doit veiller à lancer les bases d'un protectionnisme à la fois raisonné et coordonné afin de lutter à armes égales avec d’autres puissances qui n’hésitent pas à recourir à diverses mesures de protection. A la manière des Etats-Unis et de son "Buy American Act", l'Europe doit elle-aussi se doter de son "Buy European Act" afin de protéger son tissu économique industriel et valoriser la production européenne dans les marchés publics. Cette mesure permettrait ainsi de réserver l’accès aux marchés publics européens aux entreprises dont les produits sont confectionnés à 50% sur le continent avec des exceptions envisageables pour certaines gammes de produits ou technologies.

Par ailleurs, l’Europe doit veiller à modifier son cadre réglementaire afin d’instaurer une plus grande réciprocité en termes d’investissements étrangers. En effet, si les investissements étrangers sont une source essentielle pour la croissance de l’Europe une inquiétude grandit concernant l’acquisition d’entreprises de la zone dotées de technologies par des entreprises publiques extra-européennes. En retour, bien souvent, les investisseurs européens ne bénéficient pas des mêmes droits à investir dans les pays d’origine de ces mêmes investisseurs. C’est notamment vrai avec la Chine dont les investissements en Europe sont massifs alors même qu’il demeure impossible d’investir en Chine dans certains secteurs sans partenaire chinois majoritaire.

Selon une étude publiée par Rhodium Group, les investissements chinois dans l’Union Européenne atteignaient 35 milliards d’euros en 2016 tandis que les investissements des pays de l’UE en Chine n’excédaient pas les 8 milliards. Face à l’appétit des investisseurs chinois, l’Europe doit désormais définir une ligne commune concernant les investissements étrangers dans des entreprises européennes détenant des technologies de pointe et d’exiger davantage de règles de réciprocité.

La mondialisation reste une opportunité formidable pour l'Europe et l'ouverture au commerce international un levier de prospérité incontestable pour la zone, néanmoins elle doit cesser d'être l'idiote utile du village planétaire. L’Union Européenne peut se saisir de l'opportunité tendue par Trump pour instaurer des protections intelligentes et davantage de réciprocité dans ses relations commerciales avec le reste du monde, à la seule condition qu'elle ose engager le rapport de force !

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Youssef Aqira est consultant senior Vertuo Conseil.

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