Quand la finance décroche de la réalité

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Par Jacques Bichot Modifié le 15 février 2019 à 9h38
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Monnaie et finance ont été inventées et développées pour permettre aux hommes de s’organiser : produire plus efficacement, échanger, investir, préparer l’avenir, permettre une action collective (y compris, hélas, la guerre), rendre les choix plus larges et plus faciles, tout cela à des échelles de plus en plus grandes, jusqu’au niveau planétaire. Il y aurait donc a priori toutes les raisons pour que les liens qu’entretiennent monnaie et finances avec la réalité soient étroits et solides. Pourtant, de même qu’un embrayage, fait pour qu’un mouvement en entraîne un autre, peut patiner, de même les opérations monétaires et financières peuvent-elles avoir avec le monde réel des liaisons qui laissent à désirer.

Les emprunts publics

Il y a quelques jours, l’Etat italien, criblé de dettes, et toujours lourdement déficitaire, a émis pour 8 milliards d’euros (Md€) d’obligations à 30 ans. Les demandes de ces titres ont été 5 fois supérieures à l’offre : les institutions désireuses de souscrire à cet emprunt en auraient souscrit pour 41 Md€ si le Trésor public italien avait entièrement satisfait leurs demandes. Et ce phénomène n’est pas nouveau : déjà, en janvier, lorsque cette institution avait « levé », comme on dit, 10 Md€ en obligations à 15 ans, la demande de titre avait été trois fois et demi plus importante : 35,5 Md€ (Les Echos du 7 février 2019).

Certes, le taux de cette émission à 30 ans (3,74 %) est assez élevé en cette période de taux rendus artificiellement bas par les achats massifs de titres des dettes publiques qu’effectuent les banques centrales membres de la BCE et quelques autres. Mais cela n’explique pas tout, loin de là. En fait, voici ce qui se passe : beaucoup d’Etats, notamment en Europe, mais aussi aux Etats-Unis (l’Etat fédéral, et ses 50 Etats fédérés), le Japon et d’autres à travers le monde, ont des dépenses courantes, hors investissements nets, très supérieurs à leurs recettes. Ils distribuent, en recourant à l’emprunt, des revenus qu’ils n’ont pas prélevé sur les contribuables. Des épargnants, le plus souvent par l’intermédiaire des institutions financières qui engrangent ces titres et d’autres institutions qui les refinancent1, deviennent ainsi de plus en plus créanciers d’Etats dont la solvabilité, au sens fort du terme (détenir un actif au moins égal au passif) n’est pas à l’ordre du jour.

Pour se limiter aux pays membres de l’OCDE, dix avaient en 2017 une dette publique supérieure à leur PIB annuel : par ordre croissant, le Canada, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Belgique, la France, les Etats-Unis, le Portugal ; puis, au-delà de 150 %, l’Italie et la Grèce ; et enfin, à plus de 200 %, le Japon.

Pour une part, ces dettes publiques correspondent à des investissements qu’il est normal de financer à crédit. Mais, pour une autre part, les Etats ont tout bonnement emprunté pour ne pas demander à l’impôt et aux cotisations sociales la totalité des sommes requises pour payer leurs dépenses et celles de la sécurité sociale. Il existe donc une richesse purement fictive, des créances qui ne correspondent à aucun bien capital (infrastructures, bâtiments, machines, technologie, organisation). La distribution de « monnaie hélicoptère », c’est-à-dire de créances qui ne correspondent à aucune richesse réelle, ne tombe pas sous forme de billets lancés d’un appareil, mais de toutes sortes de subventions et prestations versées à certaines personnes et organisations (entreprises, associations, entités politiques) sans que l’équivalent ait été prélevé sur des gains nés d’une activité productive.

La finance casino

A ces actifs financiers provenant principalement de politiques sociales et de dépenses somptuaires ou militaires financées par des emprunts et non par des prélèvements s’ajoutent des créations d’actifs ne correspondant à aucune richesse réelle. Les cryptomonnaies en sont un bon exemple : elles ne sont pas émises selon la double règle qui assure la correspondance entre l’arithmétique financière et le monde réel, à savoir : primo, les prêts font les dépôts ; secundo, on ne prête que pour financer des investissements destinés à augmenter la production future. Mais, bien avant l’invention des cryptomonnaies, quantités de produits dérivés et autres formes de relations financières sont venus créer des avoirs fictifs. Les options d’achat ou de vente (d’une action, d’une quantité de telle monnaie en telle autre, etc.) et bien d’autres produits plus sophistiqués, comme ceux qui ont été incorporés il y a quelques années aux « emprunts toxiques » souscrits par des collectivités territoriales, forment une jungle d’actifs-passifs qui font gonfler la sphère financière même si l’activité économique réelle et les biens réels restent à un niveau plus modeste.

L’expression « finance-casino » désigne ici cette profusion de relations financières qui peuvent déboucher sur des créations de créances et de dettes ne correspondant à aucune richesse réelle. Le mot « casino est employé parce que, comme dans les établissements du même nom, il s’agit d’un jeu à somme bien souvent nulle ou négative. Certes, des opérations de « couverture » et leurs contreparties créent de la richesse, par exemple en facilitant des transactions commerciales que les fluctuations des taux de change rendent plus risquées, mais ce n’est pas une règle universelle. Beaucoup de ces produits sont des attrape-nigauds destinés à plumer les agents qui s’aventurent dans un domaine qu’ils connaissent mal en croyant que la chance leur sera favorable.

Comment nettoyer ces écuries d’Augias ?

Malheureusement, nous posons là une question à laquelle nous n’avons pas vraiment la réponse. Après coup, il est facile de dire que des produits tels que les emprunts toxiques fourgués à des responsables de collectivités territoriales par des commerciaux qui, eux-mêmes, connaissaient souvent mal le « produit » qu’ils étaient chargés de vendre, auraient dû être interdits. Mais regardons ce qui se passe avec les cryptomonnaies, produits qui provoquent des enrichissements sans cause et des ruines, et facilitent les opérations mafieuses : la révérence quasi religieuse avec laquelle il est convenu de traiter tout ce qui est numérique et sophistiqué, donc en particulier ce qui utilise la blockchain, a réduit les avertissements de quelques banquiers centraux et de quelques économistes à des murmures inaudibles.

Le toc financier prévaut donc actuellement, dans bien des cas, sur la réalité. Les banquiers centraux et les organisations qui essayent de réglementer les opérations financières ne sont pas en mesure, dans l’état actuel des choses, d’agir efficacement pour empêcher la prolifération de produits qui, à l’instar des prêts immobiliers subprime, sont décorrélés de la réalité et finissent, quand ils prolifèrent, par provoquer des catastrophes. La science économique elle-même est défaillante : perdus dans leurs modèles économétriques, trop de mes chers collègues n’ont pas une réflexion conceptuelle à la hauteur de leur capacité à manier les probabilités et les systèmes d’équations.

Pourtant, si nous voulons apporter des éléments de réponse à ceux des problèmes qui se posent à l’humanité et qui concernent la discipline dite « sciences économiques », nous devons travailler sur les concepts que nous utilisons. Les gros « modèles » fondés sur des concepts simplistes sont voués à ne guère servir le genre humain. Et mieux vaut essayer de faire progresser la compréhension des concepts économiques de base, notamment chez nos hommes politiques, terriblement dépourvus en la matière, que de leur concocter de gros modèles auxquels ils ne comprennent goutte.

Le caractère incroyablement primaire des propos tenus par la majorité de nos élus et de nos hauts fonctionnaires, et des informations et concepts qui leur servent à prendre leurs décisions de nature économique, offre un tel contraste avec la sophistication des modèles économétriques, que nous ferions mieux de considérer ceux-ci comme un passe-temps pour dimanches pluvieux et de nous concentrer sur les choses sérieuses : la compréhension des mécanismes économiques de base.

1) Depuis quelques années, du fait de ce qu’il est convenu d’appeler « quantitative easing », les banques commerciales, dites aussi « de second rang », refinancent fortement les banques centrales, grosses détentrices d’obligations publiques.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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