Retraites : une réforme bouzillée par l’amateurisme des hommes politiques

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Par Jacques Bichot Modifié le 24 mars 2023 à 13h33
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1,5 MILLION1,5 million de personnes ont manifesté jeudi 5 décembre 2019 contre la réforme des retraites

Une fois de plus, la France subit une grève très pénible et dommageable parce que nos dirigeants ne sont pas à la hauteur. Réformer le système de retraites français est indispensable : il n’est ni juste, ni efficace. Mais comment des personnes qui ne savent ni comment fonctionnent les retraites par répartition, ni ce qui mérite d’être appelé « réforme », pourraient-ils organiser le changement institutionnel et notionnel de grande ampleur qui donnerait à la France une importante longueur d’avance sur les autres pays développés, tous plus ou moins en difficulté dans ce domaine ?

Ils ne savent pas distinguer ce qui est réforme de ce qui est gestion

La seule véritable réforme qui ait eu lieu en matière de retraites, dans notre pays, remonte à une époque particulièrement noire de notre histoire : 1941. Le régime par capitalisation mis en place en 1930 devait initialement investir les cotisations, puis se servir des intérêts, dividendes et plus-values de ces placements pour verser des pensions. Mais, pour verser immédiatement des rentes aux « vieux travailleurs salariés », les AVTS, le régime de Vichy décida d’utiliser directement les cotisations pour payer ces rentes. A la Libération, ce système (nommé « répartition » par la loi de 1941), fut maintenu. Ce faisant, l’Etat français ne fit pas cavalier seul : tous les pays développés créèrent un système de ce type, ex nihilo ou (comme la France) par transformation d’un système préexistant initialement prévu pour fonctionner en capitalisation.

Depuis lors, de très nombreuses modifications eurent lieu, mais il s’est agi le plus souvent de simples changements de la valeur d’un ou plusieurs paramètres. Pour faire croire qu’ils faisaient quelque chose de vraiment nouveau, à chaque réglage paramétrique les gouvernements annoncèrent haut et fort qu’ils réformaient les retraites : cela faisait plus chic. Les commentateurs, et particulièrement les média, adoptèrent la terminologie « réforme », parce que cela donnait de la gravité à leur propos ou poussait à lire leurs articles.

Il est vrai que certains réglages paramétriques bouleversèrent tellement la vie des gens que le mot « réforme » semblait se justifier. En France, l’instauration de la « retraite à 60 ans » par le parti socialiste arrivé au pouvoir en 1981 eut un impact énorme, mais techniquement il s’agissait surtout de la modification brutale du paramètre le plus important. Si l’on compare la retraite à une automobile, il ne s’est pas agi de remplacer un moteur thermique par un moteur électrique, ou un véhicule à roues par un engin volant, mais d’augmenter la cylindrée – ce qui eut pour effet de requérir beaucoup plus de carburant, c’est-à-dire de cotisations (et de déficit).

Incapable de concevoir une véritable réforme des retraites, mais désireuse de se faire mousser, de montrer qu’elle agit et se préoccupe du bien-être des électeurs, la classe politique s’est donc mise à pratiquer les réglages paramétriques à la place des techniciens. La majorité proclame haut et fort qu’elle sauve le système, tandis que l’opposition affirme que ce n’est pas cela qu’il aurait fallu faire pour le bien du peuple. Mais l’opposition et la majorité se rejoignent sur un point : tous parlent de réforme, quitte à laisser certains commentateurs ajouter l’adjectif « paramétrique », parce qu’admettre qu’il s’agit d’un simple réglage du carburateur ou du remplacement de pneumatiques usés aurait poussé le bon peuple à se demander pourquoi politiser des actes de simple maintenance.

L’expression « réforme paramétrique » découle ainsi d’une confusion entre la réforme, par essence structurelle, et la gestion, par essence paramétrique. Gouvernement et Parlement s’agitent tant et plus quand il s’agit de savoir s’il serait utile et juste de modifier le degré d’octane du carburant, dépossédant le personnel de direction de ses responsabilités. Et ils négligent totalement ce qui est leur devoir et leur vocation : s’occuper sérieusement, lorsque c’est réellement utile, de cet événement rare qu’est la réforme « systémique », adjectif tautologique qu’il faut ajouter puisque l’expression « réforme paramétrique » a tout embrouillé.

Ils ne savent pas comment fonctionnent véritablement les retraites dites « par répartition »

Bien évidemment, même le plus ignare des présidents de la République, des ministres, des députés et des sénateurs, sait qu’en répartition les cotisations de retraite ne sont pas investies pour préparer les futures pensions de ceux qui les versent, mais pour servir au mois le mois les pensions des personnes âgées – les anciens cotisants. Mais tout ce beau monde s’accommode fort bien de voir des droits à pension attribués au prorata de versements qui ne jouent aucun rôle dans la préparation des futures pensions. De l’argent est versé par les actifs aux retraités, il est dépensé, il n’en restera rien pour ceux qui le versent à titre de cotisation – mais le législateur a décidé que c’est la base de calcul des pensions futures ! Exit la sagesse populaire selon laquelle on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Exit surtout le savoir économique le plus basique, selon lequel la dépense qui prépare aujourd’hui la consommation espérée pour un avenir assez lointain, c’est l’investissement. Nos hommes politiques raisonnent et agissent comme si payer la retraite de nos anciens était un investissement capable de nous procurer une rente dans plusieurs décennies !!!

Alfred Sauvy a essayé, dans les années 1960 et 1970, de faire comprendre aux Français une vérité toute simple : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Claude Sarraute, dans Le Monde, écrivit un billet disant à peu près ceci : j’ai cotisé, j’ai droit à une pension, je l’aurai, ne nous ennuyez pas avec vos propos déprimants relatifs à l’insuffisance de la natalité qui met en péril les retraites futures. Sauvy répliqua dans le même quotidien en expliquant que, ayant récemment pris sa retraite, il dépensait avec plaisir les cotisations vieillesse versées par la diva en activité, et qu’il n’en resterait rien quand elle s’arrêterait de travailler. Il ajoutait que, pour que Claude Sarraute ait une pension, il fallait que des enfants viennent au monde, se forment, aient un emploi, et lui versent (via une caisse de retraite) une partie de leurs revenus professionnels. Elémentaire, mon cher Watson ! Mais nos hommes politiques sont des Watson qui n’ont, semble-t-il, pas du tout l’intention d’écouter Sherlock Holmes. Ils préfèrent avoir, comme Claude Sarraute, la foi du charbonnier, celle qui ne cherche pas à comprendre les voies de l’Etat providence.

La retraite dite par répartition repose entièrement sur un échange entre générations successives : les actifs financent les enfants et les jeunes en formation, ce qui constitue un investissement, puis ils liquident leurs droits à pension et perçoivent le dividende de leur investissement. Le fonctionnement économique de la retraite par répartition est très simple dans son principe : en investissant dans le facteur de production le plus important, le « capital humain », on prépare la production future, et il est logique que l’on ait de ce fait un droit sur une fraction de cette production, fraction plus ou moins importante selon l’ampleur de l’investissement réalisé. Quant aux cotisations vieillesse, elles constituent la redevance due à ceux qui nous ont entretenus et formés durant notre enfance. Payer ses dettes n’est pas équivalent à investir.

Que le législateur n’ait jamais pris le temps de réformer le système de retraites par répartition en attribuant les droits à pension au prorata de l’investissement réalisé dans la jeunesse est difficile à comprendre. Nos députés et sénateurs ont donné force de loi à un système que mes collègues américains considèrent ouvertement, pour beaucoup d’entre eux, comme un système de Ponzi, ou de Madoff, si l’on préfère une escroquerie plus récente. Nous utilisons un système qui confond les pieds et la tête, l’investissement et la consommation, qui n’a pas pour deux sous de bon sens, et tout le débat qui a lieu, toute la proposition de Delevoye et toute la contestation des syndicalistes ignorent complétement la réalité économique !

Il n’est pas trop tard pour vous instruire, mesdames et messieurs les politiques et les partenaires sociaux !

Relisez Sauvy, particulièrement La tragédie du pouvoir (1978), ou lisez-le pour la première fois. Lisez La faillite coupable des retraites, de David Cossandey (2003). Lisez mes ouvrages, depuis mon Economie de la protection sociale (1992) jusqu’à La retraite en liberté (2017) en passant par Quand les autruches prendront leur retraite (2003, écrit avec Alain Madelin). Tout a été étudié, expliqué, il est temps de sortir du rêve éveillé où vous vous complaisez, et de sortir la France de cet absurde affrontement entre des personnes et des organisations qui ne veulent pas voir la réalité de l’échange entre générations successives et lui donner un cadre juridique adéquat.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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