Réorganisation territoriale ou désaménagement du territoire ?

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Par Bernard Cherlonneix Modifié le 4 février 2019 à 7h32
France Departements Budget Finances Crise

La promesse d'efficience annoncée par la réorganisation territoriale, c'est-à-dire l'amélioration du rapport qualité de service / coût du service notamment pour le bout de la chaîne territoriale, est-elle au rendez-vous ? Ou au contraire la mutualisation sans nuance des services publics territoriaux en cours ne risque-t-elle pas d'aboutir à notre insu à une redistribution à l'envers entre les centres et les périphéries des services et des coûts, alimentant de ce fait la colère sociale et la radicalisation politiques des territoires ruraux ?

Spécialisation et massification des opérations, sources d'économie budgétaire pour l’entreprise

La « nouvelle organisation territoriale » projetée par la Loi NOTRE éponyme d'août 2015 repose sur ce pari que la mutualisation, la concentration des services, le transfert de compétences à l'échelon supérieur, celui de la région pour le département, celui de la communauté de communes, d'agglomération ou urbaine pour les communes, les villes ou les grandes banlieues sera porteuse d'une plus grande efficience d'ensemble et pour chaque niveau. Ce pari recoupe l'idée en vogue à l'ère du numérique, en particulier dans les grandes entreprises de réseau (EDF, SNCF, Assurances sociales, URSSAF, banques, armée, hôpitaux...) selon laquelle la spécialisation et la massification des opérations sont sources d'économie budgétaire pour l’entreprise et d'amélioration du service pour le client final. Cette efficience accrue financerait après coup l’étrange suppression a priori de la taxe d’habitation, l’impôt le plus acceptable qui soit. Mais elle fait peu de cas de l’opacité, de la déresponsabilisation et du dédoublement des services qui s’ensuit ou pourait s’ensuivre.

La question liminaire se subdivise naturellement en deux questions : la nouvelle organisation territoriale est-elle porteuse d'économie d'impôt pour les habitants des communes censés être les principaux bénéficiaires de la rationalisation qui est annoncée et la justifie ? L'est-elle pour les entreprises situées sur ces territoires ruraux ? Il est facile d’y répondre en tout cas jusqu’en 2018. Il suffit pour cela de comparer ses avis d'imposition locale avant et après transfert de compétence par application de la loi NOTRE. Qu’en est-il pour chacun ? L’auteur de ces lignes n’a rien observé de tel. Qu’en est-il au plan régional, national ? La deuxième question est la suivante : la qualité du service rendu a-t-elle progressé grâce à la mutualisation, notamment pour les habitants les moins gâtés qui sont le plus en droit de l'espérer, tout en étant les moins nombreux ? La réponse est ici par définition plus difficile parce que le numérateur du rapport ne peut pas se ramener à un simple chiffre. Une enquête spécifique de l'INSEE par exemple, doublée par des enquêtes locale conduites pas des associations départementales de maires ruraux au moyen de questionnaires laconiques permettrait d’y répondre.

D’après les quelques exemples contrintuitifs qui suivent, elles risquent de révéler une réalité plus complexe et contrastée et d’aboutir à des conclusions beaucoup moins péremptoires.

Des exemples contrintuitifs

Premier exemple, premier indice de perplexité. Une commune de l'Ouest de la France se résoud à intégrer la communauté de communes la plus proche dont le centre est une ville d'une quinzaine de milliers d'habitants, laquelle vient de s'équiper d'une piscine moderne et par conséquent d'augmenter ses coûts fixes d'entretien. Effet immédiat de cette adhésion pour le bourg et les nombreux hameaux (le vrai bout de la chaîne rurale dont on ne parle même pas « à la télévision ») de cette commune : la collecte des déchets ménagers assurée jusque-là chaque semaine dans chaque hameau ou chaque grappe de hameaux comme dans le bourg par la commune est interrompue. Elle est remplacée par l’installation de deux points de collecte situés à chaque extrémité du bourg-centre, éloignés de 2 à 5 km en moyenne des divers hameaux. Ces points de collecte seront désormais desservis directement par tous les habitants à leurs frais. Bilan de l'opération : une baisse conséquente du service rendu se traduit par... une augmentation des coûts par transfert de ces coûts, variables, sur le budget des ménages.

En contrepartie, il est vrai une nuisance esthétique diminue : les dépôts de proximité sous forme de grosses poubelles apparentes diminuent, les habitants peuvent déposer leurs déchets sur l'ensemble de l'agglomération en faisant leurs courses et chacun est incité à un plus grand recyclage chez soi des déchets organiques. Mais, en contrepartie de cette diminution de service, les habitants de la commune verront-ils leur imposition locale allégée ? La réponse est non. En moyenne le coût de la collecte des déchets reste le même et augmentera plutôt selon le nombre de dépôts annuel de déchets ménagers. Moralité : le transfert de compétence au niveau territorial supérieur de la compétence de collecte des déchets a pour effet immédiat une dégradation du rapport qualité du service / coût pour le dernier de cordée, qui subit la double peine. En effet c'est lui qui profite le moins, compte tenu de la distance et de l'âge moyen dans les campagnes, des équipements collectifs situés logiquement au chef-lieu de la communauté de communes ; alors que désormais il en supporte les coûts à égalité avec ses concitoyens de la ville. La mutualisation de la collecte des déchets ménagers aboutit à une redistribution à rebours au détriment de la périphérie. A rebours de ce que les ruraux étaient en droit d’attendre d’une réforme qui se veut rationnelle.

Deuxième exemple, encore plus frappant, de la détérioration du rapport qualité / coût que la mutualisation est supposée améliorer : le service de l'eau, dont la loi NOTRE prévoit le transfert au niveau « communautaire ». Il est sous-entendu pour les communes intégrées que la mutualisation de ce service bénéficiera à tous par une diminution du prix de l'eau à qualité d'eau égale et à service constant, notamment pour ceux à qui l'on impose cette rationalisation et n’ont rien demandé. C'est la logique théorique même : un coût global, augmenté de manière non proportionnelle par l'extension de l'agglomération, réparti sur un plus grand nombre de foyers, générera une économie pour chacun. En fait il n'en est rien. Le prix unique, de l’eau de la communauté est supérieur à celui de la commune adhérente. En clair, la mutualisation du service de l'eau va se traduire à nouveau par une redistribution à l'envers des coûts encore moins discutable que dans l’exemple précédent. Les concitoyens du bout de la chaîne vont donc subventionner leurs concitoyens du chef-lieu générateur de la plus grosse part des coûts et plus gros consommateurs d'eau par définition. Ils sont les dindons de la farce. Dans ces conditions, même si la conscience de tels transferts de coûts n'est pas parfaitement nette dans les ramifications territoriales, il n'est pas étonnant que l'énervement monte dans les campagnes. Pourquoi sacrifier l’indépendance de gestion des communes dans ces conditions, en tout cas sans souplesse ni variante ? Colère sociale et radicalisation politique dans la ruralité ne peuvent surprendre que si l’on reste aveugle ceux aux effets réels (ponctuels ?) d'une politique simpliste qui, dans certains cas du moins, désavantage les périphéries et désaménage le territoire. C'est à juste raison que les maires concernés refusent ou diffèrent au maximum la délégation de ce service à la communauté de communes. La rationalité de la mutualisation ne se présume pas, elle doit se démontrer et se vérifier dans la durée.

Troisième exemple : le transfert de compétence du transport scolaire du niveau départemental au niveau régional. Intuitivement, on peut penser qu'un tel transfert, qui ne va pas réduire le nombre de dessertes, de cars ou la consommation de carburants, ne générera pas beaucoup d'économie de frais variables. On peut imaginer cependant que cette centralisation de la gestion des transports amènera une économie possible de frais fixes par l'économie du personnel liée au transfert des compétences de plusieurs administrations départementales vers une seule administration régionale, une économie réalisée au moyen d'une des fameuses simplifications – un sujet que nous nous réservons de traiter à part – dont l'usager des services publics et privés est gratifiée chaque jour que dieu fait. Mais en réalité, que constate-t-on dans cette région de l'Ouest de la France dont nous extrayons ces réalités paradoxales ? Que le coût du transport scolaire va doubler suite à ce transfert et que ce doublement va peser à terme exclusivement sur le budget des familles habitant à la campagne et dépendant de ce service. Une assemblée départementale ou régionale de collégiens et lycéens oserait-elle proposer une telle réforme ? Comment des adultes raisonnables, des élus compétents, peuvent-ils les uns le proposer, les autres l'accepter ?

On se demandera peut-être comment peut se produire une réalité si éloignée du projet de rationalisation de l'organisation territoriale par mutualisation peut se produire. Nous n'avons pas plus le détail de l'explication dans ce cas que dans le précédent exemple, mais elle doit relever de la même explication que celle des effets inattendus de la décentralisation : à savoir une sorte de duplication imprévue du nombre de services et de fonctionnaires. Face à la décentralisation Deferre des années 80 un préfet avait publié dans Le Monde un article intitulé : Moins 1 = Plus 2 (moins un Préfet initialement remplacé par un simple mais bien réel « Commissaire de la République » issu du même corps préfectoral, et redevenu Préfet entretemps, plus un directeur de cabinet issu du corps préfectoral pour diriger le cabinet du novice Président du Conseil Général, CQFD) et ainsi de suite... Le soi-disant transfert de compétence au niveau régional suppose en fait le maintien d'un minimum d'administration départementale réellement compétente car « on ne gère bien que de près » finalement (pour citer un président de Conseil Départemental). Le transfert « à la Région » revient donc en réalité à ajouter un échelon bureaucratique de plus qui va compliquer la vie des services départementaux au quotidien sans valeur ajoutée perceptible mais à un coût financier total supérieur, sans compter la détérioration non mesurée des conditions de travail du personnel départemental. Par ailleurs le nombre de co-contractants capables d'intervenir au niveau régional étant sans doute moindre qu'au niveau départemental, leur pouvoir de négociation vis-à-vis de leurs interlocuteurs publics, éventuellement moins aguerris que leurs prédécesseurs départementaux, est vraisemblablement plus grand.

On retrouve le même phénomène dans les entreprises de réseau dont les sièges se font forts de maintenir, voire d'améliorer la qualité des services logistiques dans leur réseau d'agences, tout en réalisant des économies substantielles en centralisant au niveau national (où se trouvent les vrais professionnels comme chaque territorial de base peut le vérifier) la négociation des contrats. Les réseaux n'étant pas informés des économies budgétaires réalisées – initialement consistantes on peut l'imaginer du moins- et la dégradation du service rendu en bout de chaîne n'étant absolument pas prise en compte et n'étant pas directement mesurable en coût monétaire - elle consiste en complication du quotidien, en demandes d'autorisation par voie informatique, en temps d'attente supplémentaire, en rupture de la relation directe client-fournisseur - l'évolution du rapport qualité-coût n'est pas mesurée de manière réaliste, complète et perceptible du centre. Dans ces conditions d’information partielle et asymétrique, rien ne semble pouvoir arrêter le rouleau compresseur de l'inefficience réelle ou possible en marche. Au passage c'est le tissu local de fournisseurs qui est écarté et la relation de proximité – seule garante d'une qualité de service durable - qui est détruite.

De manière extrêmement symbolique la fermeture fin 2014 de la DATAR, délégation à l'aménagement du territoire mise en place en 1963, qui traduisait administrativement la volonté politique de contrecarrer le diagnostic accablant posé en 1947 par Jean-François Gravier dans son livre « Paris et le désert français », précède de peu la promulgation de la loi NOTRE censée se substituer avantageusement à une politique centralisée d'aménagement du territoire - dont le bilan est certes plus que discutable. Combinée avec la digitalisation des services, elle peut engager en fait une forme de concentration en cascade qui risque– à rebours des objectifs - de faire porter la dégradation de la qualité du service et le poids de l'effort financier supplémentaire inattendu, sur le dernier maillon faible de la chaîne territoriale, la dernière roue du carrosse en quelque sorte, qu’une simple goutte d’eau peut alors suffire à faire craquer.

Les quelques exemples cités illustrent bien le besoin de bilans d'étapes et d’enquêtes de terrain avant d'aller plus loin dans la mutualisation tous azimuts. Afin de vérifier si les grandes idées des administrations centrales, soutenues explicitement par les grands élus des maillons forts de la chaîne territoriale et implicitement par des majorités urbaines bénéficiaires de ces transferts, atteignent bien leurs objectifs dans les ramifications territoriales. Afin de faire émerger le contrôle citoyen sur le pouvoir administratif. Voici en tout cas une contribution concrète au « grand débat national ».

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Bernard Cherlonneix est Président de l’Institut pour le Renouveau Démocratique.

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