Supprimer l’ENA ? Une décision tardive et insuffisante pour renouveler les élites

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 29 avril 2019 à 9h51
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Supprimer l'ENA ? La question, un peu bateau, un peu marronnier de la presse, est relancée par Emmanuel Macron, en même temps que la suppression de l’accès direct aux grands corps. Cette dernière mesure proposée il y a longtemps (notamment par le rédacteur de ces lignes lorsqu’il était élu au conseil d’administration de l’ENA, en 2000), n’est pas dénuée d’importance. Elle paraît toutefois trop tardive pour réellement répondre au besoin de renouvellement des élites exprimés par le pays. Voici pourquoi.

L’idée de supprimer l’ENA était connue depuis 10 jours. Elle est, avec la suppression de l’accès direct aux grands corps, l’une des mesures phares présentées par Emmanuel Macron pour résoudre la crise des Gilets Jaunes. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait convaincu grand monde. Si l’on en croit les sondages, les Français sont majoritairement défavorables à cette décision. Peut-être ont-ils immédiatement compris que la disparition de cette école ouvrait la voie à une nouvelle école dont personne ne peut garantir la meilleure représentativité sociale.

Dans la pratique, Emmanuel Macron a tardivement mis sur la table sur le sujet qui fâche vraiment et qui explique la déliquescence visible de ce pays: l’aptitude des élites à tenir une société bouleversée par des révolutions technologiques et notre capacité à les changer. De ce point de vue, l’ambition macronienne paraît ici trop modeste pour résoudre un problème criant.

Posons enfin le problème des élites françaises

Au-delà des aspects circonstanciels du « faut-il supprimer ou non? » ou du « l’ENA est une école socialement fermée », la question de fond et, selon nous, la seule qui vaille, est celle de l’adéquation des élites à la physionomie de la société française d’aujourd’hui et de demain. Autrement dit, les compétences dont les hauts fonctionnaires sont majoritairement pourvus correspondent-elles au besoin de la France de 2019 ?

Poser la question, c’est déjà en partie y répondre… Tout le monde connaît (et critique) la manie de nos hauts fonctionnaires à tout savoir mieux que les autres, à tout décider dans la solitude de leur bureau, à tout décréter ou « réguler », comme si, de leur intervention, dépendait le destin du pays. Eux savent ce qu’est l’intérêt général, et eux seuls en sont juges. Ils sont les meilleurs paragons contemporains de ce qu’on appelle la verticalité.

Cet art de la verticalité fut longtemps un atout. Lorsque l’économie était dominée par l’industrialisation de masse et par les gros bataillons d’une production normalisée de type fordiste, la décision d’en haut n’était pas seulement bienvenue, elle était nécessaire. Les élites françaises, avec leur obsession de la rationalité, étaient adaptées à leur époque.

Culture de la verticalité dans un monde d’horizontalité

Cette culture de la verticalité et de l’horizontalité est la marque de fabrique des élites françaises dans leur ensemble, et plus particulièrement de l’ENA, qui l’a entretenue jusqu’à en faire, à de nombreux égards, une sorte d’intégrisme social qui produit les résultats qu’on sait et qu’on déplore. L’énarque étant l’homme de la raison, il ne peut se tromper, puisque la raison est unique. Donc toute divergence d’opinion avec lui relève forcément de l’erreur. Voilà pourquoi les énarques (mais ils partagent ce travers avec les élites françaises) ne disent pas « nous ne sommes pas d’accord », mais « vous vous trompez ».

Toute la difficulté vient du fait que les évolutions technologiques, et particulièrement la culture numérique avec son cortège de réseaux sociaux, promeuvent une conception complètement différente du monde, comme Michel Maffesoli le rappelle souvent dans nos colonnes. La société contemporaine, et encore plus celle de demain, repose sur l’horizontalité, sur la collaboration, sur la capacité à dégager une énergie commune à partir d’opinions très différentes et parfois antagonistes, le plus souvent dictées par les affinités, les valeurs et les émotions.

Nous vivons de moins en moins sous l’empire, voire l’emprise, de la raison, et de plus en plus sous la puissance des émotions affinitaires. Ce glissement intellectuel est un défi pour les élites françaises, qui captent mal ce mouvement.

Les dégâts de la verticalité dans un monde horizontal

Face à cette émergence d’une société horizontalisée, où l’exercice de l’autorité solitaire fait l’objet d’un rejet grandissant, la technostructure française, avec ses hiérarchies pesantes, son élitisme de la décision, constitue une épine de plus en plus infectée dans le pied de la modernisation du pays. Ces derniers mois, Emmanuel Macron qui, tout en faisant l’éloge de la start-up nation, a érigé la verticalité en principe de quasi-droit divin, a fait l’expérience de cette inadéquation.

Ainsi, la décision prise d’en haut par son Premier Ministre de réduire la vitesse sur les routes nationales à 80 km/h est devenue un problème politique majeur. De même, l’isolement du Président vis-à-vis des élus locaux (soupçonnés par les hauts fonctionnaires d’être des incompétents profiteurs) s’est transformé en bronca. Et que dire de ce rejet virulent du style présidentiel par les Gilets Jaunes qui ont dénoncé massivement une pratique jupitérienne et des phrases méprisantes pour le petit peuple?

On voit bien que, sur tous les sujets, la décision venue d’en haut, prise par un cerveau supérieur, est contestée, moins sur son contenu que sur son mode d’élaboration. C’est la culture même des élites qui est ici remise en cause.

Le double problème des élites françaises

Ces pauvres élites sont aujourd’hui confrontées à deux défis majeurs, que la seule suppression de l’ENA ne résoudra pas.

Premier défi: il faut changer la culture en place et s’ouvrir à une nouvelle façon de penser la société et son encadrement. La technostructure doit renoncer à sa morgue, à son sens de la hiérarchie et de la soumission. Elle doit effectuer un virage vers l’agilité, l’efficience, et surtout la collaboration avec l’ensemble de la société. De ce point de vue, le travail à mener est immense.

Deuxième défi: les élites en place, le « stock » doit désapprendre rapidement ses anciennes manières. Il doit changer de pratiques quotidiennes, sous peine de susciter des réactions de plus en plus violentes de la part de la société française. Et quand nous disons ici « violentes », il s’agit d’une expression au sens propre. L’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay constitue ici un signal inquiétant.

La question de la garantie de l’emploi à vie

C’est ici que la suppression de l’ENA et de l’accès direct aux grands corps constituent probablement des signaux insuffisants. En effet, dès lors que les hauts fonctionnaires sont protégés par la garantie de l’emploi, leur incitation à désapprendre les anciennes manières, et leur inclination à en acquérir de nouvelles, ne peut qu’être faible.

Or, les réformes d’Emmanuel Macron vont avoir un impact effectif sur la future haute fonction publique dont on évaluera les résultats dans vingt ou vingt-cinq ans. D’ici là, la technostructure restera dominée par les élèves des anciennes écoles, formés aux anciennes méthodes. Ceux-là sont, comme les aristocrates d’Ancien Régime, protégés par leur statut. Et ils sont bien décidés à ne pas se rendre sans combattre.

Sur ce point, Emmanuel Macron s’est montré d’une prudence de Sioux. Il n’a touché, il ne touche, à aucun des mécanismes qui entretiennent le mal governo français. On retrouve ici la modération injuste du pouvoir exécutif, qui n’a pas hésité à inverser la hiérarchie des normes dans le secteur privé mais qui, sous des apparences réformatrices, continue à préserver l’essentiel dans le fonctionnement protecteur du service public.

Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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