Arvind Subramanian et Josh Felman – L’Inde devrait quitter les BRICS

Arvind Subramanian est senior fellow au Peterson Institute for International Economics.

Josh Felman dirige JH Consulting.

Josh Felman
Par Arvind Subramanian Josh Felman Publié le 18 septembre 2023 à 4h30
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Arvind Subramanian et Josh Felman – L’Inde devrait quitter les BRICS - © Economie Matin
7,8%L'Inde affiche une croissance de 7,8% au deuxième trimestre 2023 sur un an.

Les dirigeants les plus puissants de la planète se retrouvent ce samedi à New Delhi, une réunion qui marque le point d’orgue de la présidence indienne du G20. Si ces sommets ont accompli peu de choses depuis leurs premiers succès, à la suite de la crise financière mondiale de 2008, l’édition 2023 compte néanmoins pour l’Inde, et l’on peut y voir deux raisons.

Premièrement, le Premier ministre indien, Narendra Modi, a fait de la présidence du G20 par son pays une grande affaire de politique intérieure, en impliquant toute l’Inde dans les préparatifs de la réunion. Partout dans le pays sont placardées des affiches représentant Modi, et il est clair que celui-ci entend présenter l’Inde comme un acteur clé de la scène mondiale. Plus les Indiens seront persuadés que leur pays est un vishwaguru (un précepteur du monde), plus grandes seront les chances pour le parti au pouvoir de remporter des élections régionales, qui auront lieu bientôt, et surtout les élections générales, qui se tiendront l’année prochaine.

Deuxièmement, l’Inde est confrontée à un choix stratégique majeur après la décision des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) d’accueillir l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Éthiopie, l’Égypte, l’Argentine et les Émirats arabes unis. Les BRICS souffraient jusqu’alors d’une anomalie de conception et de leur inefficacité (par conséquent leur innocuité) opérationnelle.

Mais les BRICS+ seront plus politiques dans leurs préoccupations et leurs objectifs, leur direction sera plus sino-centrée et leurs motivations seront plus anti-occidentales. Leur nouvelle composition remodèle leur nature. Quel est désormais le sens, pour l’Inde, d’appartenir à un tel regroupement ?

Or il n’y en a « probablement pas », pour trois raisons. Considérons d’abord l’économie. L’attrait des BRICS « originaux » (l’Afrique du Sud les rejoint en 2010) tient au dynamisme économique des pays membres. En 2004, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine étaient en pleine expansion. Mais aujourd’hui, les BRICS risquent le destin des étoiles déchues. Certes, on y trouve encore de hauts niveaux de richesse. La Chine, la Russie, l’Arabie saoudite et les EAU disposent encore des ressources nécessaires pour s’associer à des pays pauvres et leur consentir des aides. Mais la richesse ne suffit pas à garantir l’influence économique au niveau mondial. Il n’est qu’à voir le Japon. Les économies en développement et émergentes sont à peu près indifférentes à la gloire passée de leurs partenaires potentiels ; ce qu’elles veulent, c’est emboîter le pas à des pays qui montent.

Il ne fait aucun doute que les BRICS sont beaucoup moins dynamiques en 2023 qu’ils ne l’étaient voici vingt ans. Les temps où la Chine pouvait sans efforts atteindre une croissance annuelle de 10 % sont révolus. Le modèle économique qui produisait ces résultats spectaculaires est brisé, et la plupart des analystes n’espèrent plus aujourd’hui pour la Chine qu’une croissance de 3 %, voire inférieure. La Russie, quant à elle, est depuis des années en phase terminale – et la guerre d’agression dans laquelle elle s’est lancée l’affaiblira encore. Si le Brésil surfe actuellement sur la vague de la hausse des prix des matières premières, il n’est pas certain que sa bonne fortune perdure.

Quant aux autres membres… L’Argentine vacille une fois encore ; elle est au bord de l’effondrement financier et l’Afrique du Sud demeure handicapée par son chômage astronomique, par ses profondes difficultés budgétaires et par sa crise de gouvernance. L’Égypte ne parviendrait pas à maintenir un semblant de stabilité économique sans l’aide du Fonds monétaire international, et même l’Arabie saoudite et les UEA dépendent d’un modèle dont les jours sont comptés : les pressions concertées pour relancer la lutte contre les changements climatiques vont les laisser à la tête d’actifs irrécupérables – leurs gisements d’hydrocarbures et leurs installations pétrolières dévaluées.

En bref, les BRICS+ hébergent en leur sein quelques has-been économiques. L’Inde, avec sa croissance rapide et l’amélioration, ces dernières années, de ses perspectives à long terme, y fait figure d’exception. Et comme elle n’a déjà plus grand-chose de commun avec les autres pays membres des BRICS, elle devrait envisager de les quitter – pour des raisons d’ordre symbolique et pratique.

Cela nous conduit au deuxième problème, qui est politique. Tout indique que les nouveaux BRICS+ adoptent une attitude de plus en plus politique, et qui pose à l’Inde de sérieuses difficultés. Pour commencer, l’orientation de plus en plus pro-chinoise et anti-occidentale prise par le club va contre le principe de non-alignement, auquel l’Inde est depuis longtemps fidèle. La politique étrangère indienne a toujours eu pour principe fondamental de se maintenir à égale distance des blocs rivaux, et elle l’a conservé, même lorsqu’elle a été confrontée à la guerre menée en Ukraine par la Russie.

On doit porter au crédit de Modi – et ce n’est pas peu – que l’Inde est parvenue à se rapprocher des États-Unis et du Japon tout en maintenant ses relations avec la Russie ; elle a aussi approfondi ses liens avec Israël et noué de meilleures relations avec l’Égypte, l’Arabie saoudite et, tout particulièrement, les EAU. L’Inde est-elle prête à mettre ces succès en péril pour le seul bénéfice de conserver la considération des BRICS+ élargis ?

En outre, hormis l’Argentine et l’Éthiopie, les nouveaux membres sont tous des autocraties, ce qui n’est pas indifférent dès lors que le groupe devient plus politique. L’Inde veut-elle vraiment appartenir à un club autoritaire ? Malgré ses propres dérives sous le gouvernement Modi, elle invoque encore sa démocratie comme un atout sur la scène internationale.

La troisième raison de quitter les BRICS tient à la gouvernance mondiale. Il ne fait plus de doute que l’ordre international dirigé par les États-Unis et le G7 est inapte à la tâche. En effet, les institutions financières multilatérales sont loin d’accorder aux puissances montantes la voix qui leur revient, les institutions commerciales multilatérales voient leur utilité sapée par les mesures protectionnistes unilatérales, et les interdépendances elles-mêmes sont instrumentalisées au nom de la sécurité nationale des États-Unis.

Quand bien même l’Inde préférerait un nouvel ordre du monde, sa vision ne coïnciderait pas plus avec celle de la Chine qu’avec celle de la Russie ou de l’Arabie saoudite. Les autres membres des BRICS aspirent entre autres choses à détrôner le dollar, à lui substituer une autre monnaie de réserve, à fournir aux pays pauvres d’autres ressources pour leur développement et d’autres financements d’urgence. Mais ces objectifs impliquent qu’un monde meilleur serait fondé sur la domination du renminbi, sur des prêts qui s’inscrivent dans l’initiative Une ceinture - Une route, et sur une plus grande réticence des créanciers officiels à remettre les dettes quand les pays pauvres sont confrontés à des crises.

Ces solutions n’apportent pas au statu quo une amélioration évidente, et du point de vue de l’Inde, elles sont presque certainement pires. En quoi l’Inde profiterait-elle d’une domination chinoise en lieu et place de la domination des États-Unis ? En apportant aux BRICS+ son poids politique, l’Inde se ferait la complice des aspirations géopolitiques de la Chine.   

L’Inde s’étant retirée du Partenariat régional économique global, qui gravite autour de la Chine, il serait presque absurde qu’elle s’aligne derrière la Chine au sein d’un regroupement quasi-politique. Un sentiment qui semble partagé : Xi Jinping, le président chinois, ne peut assister, fait-on savoir, au sommet du G20.

Cela devrait faciliter les choix que l’Inde doit faire. Le G7 est obsolète et les BRICS n’offrent aucune solution de substitution satisfaisante. Si ennuyeux et théâtral qu’il soit devenu, le multilatéralisme du G20 offre encore un mince espoir de manœuvrer dans un nouveau monde morcelé en proie au désordre.

Afin d’affirmer ses forces nouvelles, l’Inde devrait quitter les BRICS. Afin de montrer qu’elle est prête à s’engager dans des solutions de substitution constructives, elle devrait faire tout ce qu’il est possible pour le succès du G20.

© Project Syndicate 1995–2023

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Josh Felman

Arvind Subramanian est chercheur à l'université Brown aux USA et chercheur non-résident au Centre pour le développement mondial. Il a écrit un livre intitulé Of Counsel: The Challenges of the Modi-Jaitley Economy (India Viking, 2018). Josh Felman est directeur de l'agence de conseil JH Consulting.

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