Coupable bureaucratisme

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Par Jacques Bichot Publié le 20 janvier 2021 à 5h39
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Luc Ferry, dans un article du Figaro intitulé « La bureaucratie a bon dos », a pris la défense de notre administration, affirmant que ce qui va mal en France doit être reproché aux hommes politiques, pas aux fonctionnaires. Il écrit : « Accuser la bureaucratie ne sert en réalité qu’à dissimuler les erreurs commises par les politiques en faisant porter le chapeau à une administration qui ne fait qu’obéir à des règles imposées d’en haut, en général votées par le Parlement, des instructions qu’elle suit souvent à contrecœur ou, en tout état de cause, toujours par obligation légale ».

Deux formes de bureaucratie se complètent et se renforcent

Si quelque chose ne marche pas bien dans le vaste domaine des services et des activités dont l’Etat est responsable, il s’agirait donc à coup sûr, et exclusivement, d’une insuffisance législative et gouvernementale ! La réalité est plus complexe. La bureaucratie n’est pas seulement impulsée par les hommes politiques, elle est aussi fabriquée sur le terrain par des personnes qui y trouvent leur compte. Les fonctionnaires, de la base jusqu’au sommet de la hiérarchie, partagent avec le Parlement, le Gouvernement et le Chef de l’Etat la responsabilité d’une façon de travailler sclérosante, souvent bécassine, et au total pas très efficace. Luc Ferry pointe une partie du problème, essayons de le voir dans son ensemble.

Michel Crozier, l’incontournable analyste de la bureaucratie

Nous avons eu, en France, un extraordinaire analyste du phénomène bureaucratique : le sociologue Michel Crozier. Il a commencé par étudier en les observant directement les Petits fonctionnaires au travail – c’est le titre d’un livre sorti en 1956 – puis il a publié la suite de ses observations dans Le monde des employés de bureau (paru aux éditions du Seuil en 1965). Il avait commencé en 1963 à formuler son analyse dans Le phénomène bureaucratique, ouvrage suivi par La société bloquée en 1970, puis par L’acteur et le système (avec E. Friedberg) en 1977, avant de donner son diagnostic dans un ouvrage dont le seul titre en dit long : La crise de l’intelligence, Essai sur l’impuissance des élites à se réformer (InterEditions, 1995).

Ces travaux, pour anciens qu’ils soient, sont incontournables. Ils ne vont pas exclusivement dans le sens des affirmations de Luc Ferry : certes, la responsabilité des hommes politiques, pointée du doigt par cet ancien ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la recherche (mai 2002, mars 2004), est incontestable ; mais celles des hauts-fonctionnaires et des « petits » fonctionnaires, ne le sont pas moins.

La bureaucratie, copine de l’incompétence au plus haut niveau

Sociologiquement, l’esprit bureaucratique est une culture, que partagent des fonctionnaires de différents niveaux, du sommet à la base, et une bonne partie des hommes politiques. Nous en avons eu de merveilleux exemples dans la gestion de l’actuelle pandémie, lorsque les pouvoirs publics nous ont obligés à nous munir, pour sortir de chez nous, d’attestations de déplacement dérogatoire « en application du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. »

Cette mesure, pour bécassine qu’elle fut, n’était pas méchante. Il en va différemment des mesures qui ont abouti à porter à 30 % le pourcentage de personnel administratif dans les hôpitaux, provoquant une formidable déperdition d’énergie ; des mesures qui ont conduit à la disparition des industries capables de produire des masques ; de la déresponsabilisation du personnel de gestion des hôpitaux, devenus de simples exécutants des consignes produites par les agences régionales de santé – et ainsi de suite.

Lorsque la bureaucratie gagne du terrain, elle le fait simultanément sur deux fronts : celui des instances ou personnes ayant des fonctions d’organisation et de direction, et celui du « petit personnel ». Les premières créent un cadre bureaucratique, qui conduit le personnel à s’adapter en s’efforçant de moins en moins de faire son travail vite et bien, et en plus profitant de la stupidité des règles rigides pour travailler avec une ardeur réduite.

Autrement dit, le mal provient de l’encadrement défectueux, y compris au niveau le plus élevé, celui visé par Luc Ferry, mais pas seulement ; et la gangrène du « j’en fais le moins possible, juste ce qu’exige le règlement » se répand parmi le personnel. Quand le but effectif n’est plus le résultat (but officiel) mais la soumission à un ensemble de règles, les agents adaptent leur comportement : le personnel d’un collège ou d’un lycée cesse de poursuivre avec acharnement l’objectif du développement de l’intelligence, des connaissances et des compétences des enfants ou adolescents, et se contente de « faire le programme ». Si les résultats ne sont pas fameux (par exemple un classement « inquiétant » des élèves français constaté lors de tests effectués au niveau international, CEDRE, Pisa ou TIMSS), l’excuse est immédiate : c’est la faute au budget de l’Education nationale, dramatiquement insuffisant. La bureaucratie est irréprochable, mais elle n’obtient jamais les moyens requis pour avoir de bons résultats !!!

Rationalité du comportement bureaucratique et responsabilité des plus hautes instances

Dès lors que le but n’est plus de réussir, fut-ce en sortant des sentiers battus, mais d’agir en conformité avec un règlement, le comportement bureaucratique est logique, rationnel. Luc Ferry a donc raison de critiquer un libéralisme bécasson qui accuse la seule administration de maux dont l’origine remonte jusqu’aux gouvernants et au législateur, mais il ne met pas le doigt – du moins pas explicitement – sur le vrai problème, à savoir l’énarchie, qui tient les rênes à la fois au niveau législatif, gouvernemental, et administratif.

Le top de la bureaucratie, ce n’est pas le petit chef de bureau confit dans ses formalités administratives, ni le gratte-papier devenu incapable de prendre une initiative, c’est le directeur d’administration centrale, le chef de cabinet du ministre, et plus encore le ministre et le président de la République, formatés au comportement bureaucratique. L’Etat, comme le poisson, pourrit par la tête.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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