Et si l’euro n’était pas le problème ?

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Par BSI-Economics Publié le 29 mai 2014 à 2h00

Il est souvent dit que le problème de l'Europe est avant toutes autres choses, l'euro. L'éliminer, revenir aux monnaies nationales, casser la construction monétaire et le pouvoir de la BCE (Banque Centrale Européenne), serait le sacro-saint remède pour redonner aux pays, et à la France en particulier, une compétitivité via le taux de change. Car c'est là le but de la sortie de l'union monétaire : utiliser comme bon semble au gouvernement l'arme de la dévaluation. Ajoutez à ça le fait qu'ils pourraient re-monétiser la dette (c'est-à-dire imprimer de la monnaie pour la rembourser) et vous avez le cocktail détonnant poussant à la sortie de la Zone Euro.

Il n'est pas sujet ici de remettre en cause ces arguments car ils sont en partie crédibles. Si demain la France sortait de la zone, alors une dévaluation prononcée lui permettrait d'offrir au reste du monde des biens moins chers, donc d'augmenter les commandes à l'international ce qui dynamiserait l'économie. De même, si demain nous retrouvions le pouvoir sur notre monnaie, alors nous pourrions tout à fait en imprimer pour rembourser la dette et ainsi calmer dans une certaine mesure les marchés financiers. Remarquons tout de même que le premier argument est valable si et seulement si seule la France sort de la zone, ce qui est absolument impensable car cela entraînerait la sortie d'autres pays (l'Espagne, le Portugal, l'Italie) qui utiliseraient aussi l'arme du taux de change. Nous assisterions donc à une "guerre des monnaies". Le deuxième argument quant à lui provoquerait à coup sûr un niveau d'inflation important, ce qui est problématique pour une économie. Mais le but de cet article n'est pas là.

L'idée est en effet de montrer que l'élimination des possibilités de politiques économiques lié à la création de l'euro (dévaluation, impression de monnaie) n'est pas le problème, mais que c'est bien le degré d'intégration politique de l'Europe qui est source de déséquilibres. La difficulté de la Zone Euro, et de l'Europe en général, est donc bien plus basique, mais aussi bien plus fondamentale que la question du maintient ou de l'élimination de l'euro. Elle est de décider si l'on veut plus ou moins d'intégration. Cette décision déterminera celle de la sortie ou non de la zone monétaire. De ce point de vue, nous estimons qu'il est absolument nécessaire que les opposants à l'euro soient honnêtes en avouant qu'ils ne veulent pas d'union monétaire ni politique et qu’ils ne nient pas qu'une sortie de l'euro enraillerait gravement la construction européenne telle que nous la connaissons aujourd'hui. Quant aux défenseurs de l'euro, ils doivent l'être eux aussi en disant qu'il peut-être maintenu qu'à la condition de continuer l'intégration pour aboutir aux " États-Unis d'Europe".

Zone monétaire optimale et critères d'acceptation

La mise en place de l'euro a été décidée juridiquement, il y a maintenant plus de 20 ans. Elle est adossée à la théorie de la Zone Monétaire Optimale (ZMO) et des critères qui en découlent. La totalité de cette théorie est acquise après le dernier apport de Kindleberger en 1986. C'est tout d'abord Mundell, en 1961 [1], qui avance l'idée qu’en présence d’un choc asymétrique (c'est-à-dire sur une région de la zone monétaire) il y a trois manières de le résorber :

-via le taux de change (comme nous l'avons vu dans l'introduction, la dévaluation permet d'offrir des biens moins chers au reste du monde, donc d'augmenter la demande qui nous est adressée) ;

- via la mobilité des travailleurs (dans ce cas, les travailleurs perdant leur emploi dans les régions sinistrées partent en chercher là où il y en a davantage) ;

-et enfin via la flexibilité des prix et des salaires (dans les région sinistrées, les prix et les salaires doivent diminuer car il y a trop d'offres de travail – émanant des travailleurs au chômage – et plus assez de demande – émanant des entreprisesqui sont de moins en moins nombreuses à cause du choc –).

Mundell estime donc que si le taux de change ne peut pas être utilisé (comme c'est le cas pour une région d'un pays, ou d'une zone monétaire), alors il faut que les deux autres critères fonctionnent.

En 1963, McKinnon [2] avance le critère du degré d'ouverture. L'idée est ici de dire que si les pays commercent beaucoup entre eux, alors un taux de change fixe (ou, de façon équivalente, une monnaie unique) entre ces pays aurait l'avantage certain de diminuer les incertitudes. En effet, les taux de change flottants affectent les prix, donc les anticipations et entravent le commerce. Finalement, avec des changes flottants, on ne sait pas vraiment ce que seront les prix des marchandises importées demain ou après demain. Notons aussi que si les économies sont très ouvertes, l'utilisation de l'arme monétaire (comprenez de la dévaluation) est dangereuse puisque les pays exportent mais importent aussi beaucoup. Il y aura donc un phénomène d'inflation importée très important (les prix des biens importés, pétrole par exemple, augmenteraient mécaniquement).

Kenen [3] insiste sur le critère de diversification des économies (1969). Il estime que si un pays a une économie diversifiée alors il peut penser à former une zone monétaire unique avec d'autres pays, eux aussi diversifiés, car un choc asymétrique sur un secteur de l'économie ne devrait pas l'affecter trop violemment. Ceci diminuerait inévitablement les tensions sur la monnaie unique.

La même année, Ingram et Johnson mettent l'accent sur la nécessité d'une intégration financière [4] Les capitaux doivent circuler librement au sein de l'union monétaire. Nous pouvons dire tout de suite que c'est le cas pour l'Union européenne et pour la grande majorité des zones monétaires du monde. L'élément intéressant de ce critère est qu'il en sous-entend un autre : la coassurance régionale (c'est-à-dire un système fiscal intégré), lui même sous-entendant un budget centralisé (c'est-à-dire une union politique). Ce sont les stabilisateurs automatiques d'une union monétaire fédéralisée.

Enfin, Cooper [5] en 1977 et Kindleberger [6] en 1986 développent le critère d'homogénéité ou de convergence des préférences. Ils estiment qu'il faut que les pays aient les mêmes visions de l'avenir, des équilibres macroéconomiques voulus, des arbitrages souhaités (comme celui entre l'inflation et le chômage par exemple).

Récapitulons donc les critères énoncés : la mobilité des travailleurs, la flexibilité des prix et des salaires, le degré d'ouverture de l'économie, la diversité des productions, l'intégration financière et fiscale et l'homogénéité ou la convergence des préférences. Nous nous permettons d'intégrer deux autres critères "populaires" semblant être crédibles d’un point de vue économique. Car on entend souvent que l'euro ne peut pas fonctionner tant les niveaux de développement (ou de richesse) des pays européens sont différents et tant ils sont divergents. On peut d'ailleurs remarquer que ce sont là les critères qui reviennent le plus souvent, alors qu'ils ne sont pas présents dans les théories développés par les économistes. Mais il est vrai que nous pouvons nous interroger sur la possibilité d'unir deux pays d'un niveau de développement très différent et qui de plus divergeraient. En effet, les politiques économiques qui y seraient mises en place seraient fondamentalement différentes. Intégrons donc ces deux derniers éléments.

Ces critères et la Zone Euro

Voyons rapidement si la Zone Euro remplie ces critères :

- Mobilité des travailleurs : Que l'on parle des travailleurs de la Zone Euro comme de ceux à l'extérieur, les travailleurs européens ne sont pas mobiles. Pour s'en persuader il suffit de remarquer que les seuls qui peuvent partir dans un autre État membre sont ceux qui parlent la langue du-dit pays (ou au moins couramment anglais). Ce qui élimine une très large partie des populations des pays européens. Le premier critère n'est donc pas rempli.

- Flexibilité des salaires et des prix : en règle générale, les pays européens, et surtout ceux de la Zone Euro, ont des États protecteurs ce qui limite les variations possibles des salaires. Certains pays, au cœur de la crise ont abaissé les salaires, mais ce n'est pas le résultat de la libre confrontation de l'offre et de la demande. Le deuxième critère n'est donc pas rempli.

- Le degré d'ouverture des économies : le taux d'ouverture des pays européen (qui se calcule de la manière suivante : [(Importations + Exportations)/2]/PIB) est bien supérieur à celui d'autres pays à travers le monde (voir le premier graphique ci-dessous). Ajoutons que le commerce des pays européens est majoritairement tourné vers les pays européens et particulièrement pour les membres de la Zone Euro. Le troisième critère est donc rempli.

- La diversité des productions : il est difficile de trouver des chiffres clairs donnant cette information, mais on peut considérer que les pays européens ont des économies assez diversifiées pour supporter un choc asymétrique sur un seul secteur de l'économie. D'ailleurs, les niveaux de commerce intra-branche entre pays de la zone montrent qu'ils produisent une gamme large de produits. Le quatrième critère est donc rempli.

- L'intégration financière et fiscale : nous l'avons déjà abordé, l'intégration financière est opérationnelle. Elle est d'ailleurs très bien développée au niveau mondial.Par contre l'intégration fiscale (c'est-à-dire la mise en place d'un impôt européen et d'un budget global) est totalement inexistante. Le cinquième critère est donctrès partiellementrempli.

- L'homogénéité, ou la convergence, des préférences : Ce critère est extrêmement difficile à appréhender et il peut devenir très subjectif, il convient donc de le rendre "neutre" dans cette analyse pour ne pas faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre. Cependant, nous pouvons remarquer que les crises politiques à répétition au sein des grands organes de décision européens montrent que l'homogénéité se fait à minima. Cependant, le traité de Maastricht a mis en place des critères de convergences stricts. En ce sens nous pouvons dire que s'il n'y a absolument pas d'homogénéité, il y a probablement une convergence.

- Le niveau de richesse des pays : c'est indéniable, les pays de la Zone Euro sont très loin d'avoir le même niveau de richesse. Le septième critère n'est donc pas rempli.

- La convergence du niveau de richesse : comptabilisant les dernières années de crises au sein de l'union, et donc de la Zone Euro, nous pouvons dire aussi qu'il n'y a plus de convergence. Le huitième critère n'est donc pas rempli.

D'autres zones monétaires sont-elles des ZMO ?

L'énumération précédente n'a pas l'air de pencher vers le maintien de l'euro. Quatre critères d'importance ne sont pas remplis. Mais avant de tirer une conclusion hâtive, intéressons-nous à l'organisation de quelques autres zones monétaires mondiales. Elles sont choisies car elles sont stables et que personne ne remet en cause leur monnaie. En ce sens elles devraient être des ZMO, et donc remplir tous les critères suscités.

- La mobilité des travailleurs : elle est très élevée aux USA par exemple. Mais prenons un exemple moins évident. Lorsque nous étions au franc, la France était une zone monétaire, sa stabilité, comme celle des USA, laissait penser que c'était une ZMO. Or la mobilité des travailleurs en France est faible. Pendant les années où nous avions une monnaie propre, aucune région, fasse à des difficultés pourtant bien différentes, ne voulait faire sécession sous prétexte de retrouver une monnaie locale. Et d'ailleurs, l'idée, aujourd'hui, de sortir de la Zone Euro est de retrouver le Franc sur la totalité du territoire français, donc d'être une zone monétaire. Zone monétaire qui ne serait donc pas une ZMO.

- La flexibilité des salaires et des prix : il convient là encore de prendre le France pour exemple lorsque nous étions au franc. La réglementation du marché du travail est très strict en France ce qui empêche les salaires de s'ajuster dans une région ou une autre face à un choc asymétrique. Pourtant, encore une fois, personne ne remettait en cause la zone monétaire franc et personne ne la remettrait en cause si nous y revenions aujourd'hui..

- Le degré d'ouverture des économies : il n'est pas nécessaire de trouver un contre-exemple puisque la Zone Euro remplit ce critère. Notons d'ailleurs que le degré d'ouverture de l'Europe est, de loin, un des plus élevés. Devant les USA mais surtout devant la Chine ou le Brésil (voir graphique ci-dessous : la courbe de l'Europe représente la moyenne d'ouverture des États membres).

Sources : Eurostat, BEA, Macrobond, BSI Economics

- La diversité des productions : de même, la Zone Euro remplit ce critère.

- L'intégration financière et fiscale : la zone remplit le premier, mais pas le second. Voilà un critère qui ne trouve pas d'exemple le confirmant : toutes les autres unions monétaires, et dans l'histoire, ont eu un système fiscal et budgétaire intégré.

- L'homogénéité des préférences : comme nous l'avons dit dans la partie précédente, cet élément est difficilement mesurable. Nous le laissons donc de côté.

- Le niveau de richesse (PIB par tête) : la graphique ci-dessous montre un niveau de 15 à 20% de la variable européenne de dispersion développée par eurostat [7]. Cette même variable montre des niveaux de 20 à 25% pour la France et le Royaume-Uni et des niveaux supérieurs à 30% pour les USA. Ainsi, les membres de la Zone Euro semblent finalement bien moins différents que celles des USA et même que celles des régions des pays membres, du point de vue de la richesse.

- La convergence du niveau de richesse : ce même graphique montre bien que dans l'ensemble des zones monétaires, les revenus par région ont tendance à diverger, particulièrement aux USA, qui ont pourtant un niveau de dispersion élevé. Cela signifie que la richesse se concentre de plus en plus sur certains territoires.

Sources : Eurostat, BEA, Census USA, Macrobond, BSI Economics

Conclusion

La Zone Euro ne remplit pas les critères de mobilité des travailleurs, de flexibilité des prix et des salaires, d'intégration fiscale et budgétaire, et enfin d'homogénéité et de convergence des niveaux de richesse. Or, nous avons des exemples de zones monétaires extrêmement stables (comme les USA, le Royaume-Uni ou encore la France et l'Allemagne – avant qu'elles n'aient adopté l'euro –) qui ne remplissent pas non plus tous ces critères et pour lesquelles la question de l'élimination de leur union monétaire n'est absolument pas discutée.

Finalement, un seul et unique critère est commun aux zones monétaires citées mais pas à la Zone Euro : l'intégration fiscale et budgétaire [9]. Il apparaît donc finalement que l'euro n'est pas le problème. La réelle question est plutôt la suivante : plus ou moins d'intégration ?

Pourquoi une union monétaire aurait-elle besoin d'intégration fiscale et budgétaire ? Parce que l'intégration fiscale met en place ce que l'on appelle des stabilisateurs automatiques qui assurent les régions contre les chocs économiques.

L'objet de cet article est donc purement sémantique. Les anti-euro semblent en faveur d’une Europe des Nations tandis que les pro-euro semblent chercher à créer les "Etats-Unis d’Europe", deux visions reposant sur des arguments propres à chacun.

Notes :

[1] MUNDELL R.A. (1961), " A Theory of Optimum Currency Areas ", American Economic Review, n°4.

[2] MACKINNON R. (1963), " Optimum Currency Areas ", American Economic Review, vol 53.

[3] KENEN P. (1969), " The Theory of Optimum Currency Areas : an Eclectic View " in MUNDELL R.A. and SWOBODA A., ibid.

[4] INGRAM J. (1969), " Comment : The Optimum Currency Problem " in MUNDELL R.A. And SWOBODA A. ,Monetary Problems in International Economy, Chicago University Press.

[5] COOPER R. (1977), " Worldwide versus Regional Integration. The Optimum Size of the Integrated Area " in MATCHLUP F.ed, Economic Integration, Worldwide, Regional, Sectoral, London.

[6] KINDLEBERGER C. (1986), " International Public Goods without International Government ", American Economic Review, vol. 75.

[7] C'est-à-dire : Disp = 100((1/Y)(Σ|yi-Y|(pi-P))) où Y est le revenu par tête de la zone, yi le revenu par tête de la région, P la population de la zone et pi la population de la région.

[8] ZUMER F. (1998). Stabilisation et redistribution budgétaires entre régions: état centralise, état fédéral. Revue de l'OFCE, 65(1), 243-289.

[9] Notons que trois zones monétaires existent dans le monde sous la forme de la zone euro : la zone Franc (Afrique), la zone Franc Pacifique et la zone Dollar Est Caribéen. Elles n'ont pas d'union budgétaire, mais l'usage d'une monnaie unique n'a pas l'air problématique. Ceci pourrait être le dernier argument pour montrer que des zones monétaires peuvent exister sans remplir l'ensemble des critères d'une ZMO. Cependant, il convient d'être prudent sur les comparaisons avec ces dernières zones car leur importance économique mondiale est très marginale (les principaux pays de l'UEMAO – Mali, Burkina Faso, Niger et Côte d'Ivoire – représentent à peine 50 milliards de dollars de PIB là où la zone euro en représente 12 000).

References:

ZMO : https://ethique.perso.sfr.fr/ZMO.html, https://www.melchior.fr/L-elargissement-des-criteres-q.3238.0.html.

Eurostat : https://epp.Eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/Eurostat/home/

Recensement américain : https://www.census.gov/2010census/

Bureau of Economic Analysis (BEA) : https://www.bea.gov/ Krugman : https://www.courrierinternational.com/article/2011/01/27/paul-krugman-en-2011-l-Europe-peut-elle-etre-sauvee

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