Banalisation et homogénéisation culturelle
Il faut mettre en relief deux problèmes : le premier concerne l'homogénéisation culturelle du marché du luxe et met au défi la capacité des acteurs à inventer de nouvelles formes d'identité et de créativité. Le second concerne la banalisation et la saturation des marques, ce qu'on a appelé « the logo fatigue ». On a en effet constaté que la croissance des grandes marques, notamment Gucci, Prada et Vuitton, a ralenti.
Jusqu'ici, on pensait que ce qui motivait principalement les consommateurs, c'était le nom (la marque) et le prix (payer cher était la garantie d'une qualité supérieure). On a multiplié les boutiques de luxe partout sur la planète. En 2013, LVMH, toutes ses marques incluses, totalise ainsi 3 384 boutiques dans le monde : leur nombre a doublé en une décennie. Mais cela a pour contre-partie une forme de frustration, le consommateur en quête de sophistication étant parfois déçu de retrouver partout le même décor.
[...]
Témoins, ces riches Chinois qui refusent d'acheter dans leur pays, mais sont soucieux de se procurer les vins en France, ou les vêtements en Italie. Ils ont le sentiment que ce qu'on leur vend chez eux est dépourvu de l'aura (Benjamin, 2000), qu'il y manque cette valeur immatérielle qui constitue le luxe. Aujourd'hui, on s'aperçoit que ce qui compte le plus pour les consommateurs du luxe, c'est l'authenticité des savoir-faire, la relation à un territoire où l'on fabrique de longue date le produit. C'est ainsi que les représentants des grandes marques françaises en Chine développent un dis-cours axé sur l'importance des • valeurs • dont se réclament ces firmes. Ils soulignent que ces valeurs se transmettent de génération en génération au sein des familles qui ont créé ces marques prestigieuses qu'elles dirigent encore aujourd'hui. Les clients sont particulièrement sensibles à ces références à l'enracinement historique (Badaro, p. 11). D'où rcette nouvelle focalisation sur l'environnement et le patrimoine, et l'exaltation des permanences et du durable, du territoire et de la transmission.
[...]
Pour éviter la banalisation, pour retrouver les valeurs caractéristiques du luxe — le superflu, l'exceptionnel —, on revient à un élément essen-tiel : l'authenticité. On exalte les racines, on crée un récit qui ressemble parfois à une fiction. La circulation généralisée des marchandises a brouillé le message. Le luxe n'est pas cosmopolite, il est le fruit d'une tradition unique, incomparable (un terroir, une petite ville). La valeur des marchandises de luxe n'est pas seulement matérielle. Elle fait signe vers une histoire. De plus, elle est inséparable de l'image de la marque. Une maison de mode comme Ermenegildo Zegna, fondée en 1910, dans la province de Biella au nord du Piémont illustre bien cette situation (Blache, 2013 ; Dematteo, 2015). C'est la même famille qui est aux commandes depuis quatre générations et les costumes pour hommes qu'elle fabrique sont achetés dans le monde entier en raison notamment de la qualité unique des laines qui les composent. L'image de cette maison de haute couture est synonyme de cette permanence et de cet enracinement, associés à un environnement présenté comme exceptionnel.
Ceci est un extrait du livre « Un ethnologue au pays du luxe » écrit par Marc Abélès paru aux Éditions Odile Jacob (ISBN-10 : 2738143911, ISBN-13 : 978-2738143914). Prix : 18 euros.
Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur et des Édition Odile Jacob.