L’introuvable séparation des pouvoirs

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Par Jacques Bichot Publié le 23 février 2019 à 7h07
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Le Premier ministre a déclaré que les rédacteurs du rapport sénatorial sur l’affaire Benalla « méconnaissent le principe de séparation des pouvoirs ». Il s’agit là d’une de ces déclarations dont on rit, mais qui devrait nous faire pleurer. Car le principe de séparation des pouvoirs, en France comme dans beaucoup de pays, est très mal appliqué. Pourquoi ? Parce que la séparation des pouvoirs requiert non seulement de la bonne volonté, une coopération franche et loyale entre le Législateur et l’exécutif », mais aussi de la clarté dans les idées. Or, hélas, le monde politique ne cultive guère la clarté conceptuelle, indispensable pour savoir ce qui dépend du pouvoir législatif et ce qui dépend de l'exécutif.

L’exemple des lois de finance

Le méli-mélo conceptuel qui préside à la préparation et au vote des lois de finances annuelles, ce « budget » de l’année N+1 soumis au vote des parlementaires durant les dernières semaines de l’année N, est extraordinaire. Ces textes n’ont en effet pas grand-chose à voir avec la notion de loi, texte qui présente des règles devant être respectées de manière pérenne par chaque citoyen et chaque organisation. Or une « loi de finances » formule un ensemble de commandements valables, dans une forte proportion des cas, uniquement pour l’année N+1. C’est en particulier le cas pour les enveloppes budgétaires attribuées aux ministères ou aux actions spécifiques : l’année suivante les montants attribués ne seront, sauf exception, pas les mêmes.

Hayek, dans Droit, législation et liberté, explique clairement la différence entre les « lois de juste conduite », qui précisent les principes que doivent respecter à la fois les citoyens, les administrations, les entreprises et les autres sortes d’agents, et les « commandements », par lesquels l’exécutif ordonne de faire ceci ou cela. Dans un pays respectant le principe de séparation des pouvoirs, il reviendrait au Législateur d’écrire et promulguer les lois de juste conduite, et au Gouvernement d’agir dans l’intérêt de la Nation en prenant les décisions concrètes, dans le respect des lois.

Un pays où l’on appelle « loi » des textes contenant des ribambelles de dispositions destinées à la marche des affaires tant privées que publiques, comme le taux de tel impôt ou le budget de telle administration, souffre de confusion des pouvoirs.

En France, la Constitution prend acte de cette confusion et donne à l’exécutif le moyen de faire son travail en décidant chaque année quel sera le budget de l’année suivante : c’est l’article 49-3, qui autorise le Premier ministre à « engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. » Le texte est alors « considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les 24 heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. » Sans cet article qui redonne de façon compliquée le pouvoir budgétaire à l’exécutif, le pays serait ingouvernable.

Le contrôle a posteriori de l’action gouvernementale

Ce qui précède ne signifie nullement que l’exécutif doive être mis à l’abri de tout contrôle. Et il ne serait pas absurde de confier ce contrôle à deux institutions complémentaires, une Cour des comptes aux compétences élargies pour en faire une institution de contrôle technique de l’action gouvernementale, et un organe émanant du Législateur. La Cour analyserait l’action gouvernementale et, en s’appuyant sur ces analyses, le Législateur donnerait quitus de sa gestion au Gouvernement, ou lui ferait des remontrances dûment circonstanciées. En cas d’infractions sérieuses aux règles de juste conduite, ou d’incompétence, le Législateur renverrait à leur foyer certains membres, ou tous les membres, du Gouvernement, et le président de la République ferait le nécessaire pour mettre en place un nouveau Gouvernement.

Une telle organisation permettrait une réelle séparation des pouvoirs. Le Gouvernement ne perdrait plus son temps à faire des lois qui sont en réalité des ensembles de décrets et d’arrêtés revêtus du sceau parlementaire : il pourrait travailler de manière plus sereine, n’ayant pas à batailler avec le Parlement pour chaque action, comme c’est le cas actuellement. En revanche, sa responsabilité globale et celle de chacun de ses membres à titre personnel serait clairement engagée. Le Gouvernement aurait beaucoup plus de liberté d’action, il n’y aurait plus de contrôle a priori par le Parlement, mais un contrôle a posteriori effectué par une instance parlementaire placée dans de bonnes conditions pour juger sur pièces.

Aujourd’hui le Parlement valide a priori l’action gouvernementale : comment taperait-il ensuite sur les doigts des ministres ayant agi de travers ? Pour qu’il existe un vrai contrôle « sur pièces » de cette action par les représentants du peuple, il est nécessaire que ceux-ci n’aient pas antérieurement approuvé les plans d’action gouvernementaux au terme d’un marchandage : le gouvernement pris globalement, et chaque ministre en ce qui concerne son domaine de compétence, doivent faire ce qu’ils estiment être le meilleur pour le pays, dans le respect de « lois de juste conduite » brèves, claires et nettes, en en prenant l’entière responsabilité. Si notre pays évolue dans cette direction, qui est celle d’une véritable séparation des pouvoirs législatif et exécutif, il s’en portera beaucoup mieux.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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