Les maladies chroniques de la démocratie (extrait)

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Par Frédéric Worms Modifié le 1 juin 2018 à 7h33
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Le cynisme contemporain

Il y a donc bien un danger mortel pour la démocratie. Et ce n’est pas l’erreur ni même le mensonge, en tant que tels, au nom desquels il ne s’agit pas de rétablir la vérité par le moyen de la tyrannie. Au contraire, seule la société du dialogue et de la libre discussion est la condition de la vérité, même dans les sciences, et ce n’est pas pour rien que Platon a fait des Dialogues socratiques, avec leur ironie et leur liberté critique, le principe même de la recherche de la vérité, mais aussi de la liberté et de la justice. Le danger mortel de la démocratie, ce n’est pas non plus bien entendu, la critique des institutions démocratiques et de leur dysfonctionnement, lorsqu’il est avéré, et de toute façon il ne sera jamais parfait (répétons-le). Non, le danger mortel de la démocratie réside ailleurs, il réside dans ce qui peut ruiner son principe même, le « mépris des lois » ou ce que nous appelions le « soupçon » jeté sur les institutions, et, plus encore, dans ce mépris et dans ce soupçon lorsqu’ils sont agités, fomentés et aggravés par des hommes publics ou même par des hommes politiques. Comme s’il y avait en effet une tyrannie au nom de la vérité et une tyrannie au nom du mépris de la vérité, et de la loi.

Et dont les auteurs ou les acteurs sont bien précis, ce sont les démagogues ou ceux que nous appellerons ici les « cyniques ». Or, c’est bien à eux que nous avons affaire aujourd’hui, et qui tentent d’enflammer et souvent réussissent à enflammer la fièvre toujours latente de la démagogie, ce risque de tyrannie interne à la démocratie.

[...]

Que font donc « nos » cyniques ? Ils font exactement ce que Koyré décrivait sous le nom de « démagogie ». Ils instillent, dans la démocratie même (ailleurs ils n’en auraient pas le droit de cette façon ouverte et publique) le mépris de la loi et de l’institution qui permettent et qui protègent la critique (laquelle est en effet nécessaire), précisément en la transgressant, et non seulement en la transgressant, mais en l’accusant de masquer des intentions malveillantes, de la part de ceux qui seraient les « ennemis » du peuple et dont eux seuls seraient les défenseurs. Et cela non pas au risque de leur vie mais pour conquérir le pouvoir ou la gloire.

[…]

Alors que le premier cynisme, celui de Diogène, transgresse les lois de la tyrannie au risque de sa vie pour défendre la vérité et la critique, le cynisme contemporain transgresse les lois de la démocratie et cela dans un espace public, pour attirer les suffrages (électoraux ou autres), en interdisant la discussion et la critique, qui ne sont certes pas moins nécessaires qu’ailleurs, en démocratie. Alors qu’il peut y avoir (comme le philosophe Ernesto Laclau l’a montré avec profondeur) un sens démocratique et critique du « populisme », lorsqu’il s’agit de dénoncer l’appropriation de la démocratie par une oligarchie ou une « élite », sans chercher à la reconduire bien sûr et sans sacraliser le « peuple » contre cette « élite » à son propre profit, nos cyniques contemporains font bien sûr précisément l’inverse.

On retrouvera plus loin, d’ailleurs, cette figure souvent vague du « populisme ». Elle désigne surtout à nos yeux, dans sa version la plus négative, l’idéalisation sans division ni critique interne du « peuple », au nom duquel on pourrait et on devrait tout autoriser.

Et il faut bien pour cela un ennemi, ces « élites » ou ces « étrangers » contre lesquels tout est donc permis. Ainsi, avant même d’idéaliser ce « peuple » face à ces ennemis, il faut avoir mis en place cette relation à trois termes : le peuple, les ennemis (y compris les institutions et les principes) et bien sûr celui qui dénonce les seconds au profit du premier, le démagogue.

Ceci est un extrait du livre « Les maladies chroniques de la démocratie » écrit par Frédéric Worms paru aux Éditions Desclée de Brouwer (ISBN-10 : 220085139, ISBN-13 : 978-2220085135). Prix : 18,90 euros.

Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur et des Éditions Desclée de Brouwer.

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Frédéric Worms est professeur à l'École normale supérieure et membre du Comité consultatif national d'éthique. Il est notamment l'auteur de : Bergson ou les deux sens de la vie (2004) ; La Philosophie en France au XXe siècle. Moments (2009) ; Revivre. Éprouver nos blessures et nos ressources (2012 - Prix lycéen du livre de philosophie, 2016) ; Penser à quelqu'un (2014).

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