Virus et mondialisation

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Par Jacques Bichot Modifié le 13 mai 2020 à 6h59
Commerce Maritime Ceta
680%Le commerce mondial a augmenté de 680% entre 1980 et 2017.

Un journaliste du journal Les Echos proclame dans l’édition du 12 mai, en faisant de cette affirmation le titre de son article : « Non, la Covid-19 ne signe pas la fin de la mondialisation ». Il affirme : « Une telle initiative, à l’encontre de toute la théorie économique du libéralisme et du capitalisme, serait coûteuse et inefficace ». Voici les deux arguments fournis à l’appui de son affirmation :

« La relocalisation entraînerait, à terme, une augmentation du coût de production pour les entreprises et des prix au détriment des consommateurs. »

« Une démondialisation aboutirait à un effondrement du commerce international qui coûterait des millions d’emplois. »

Et, pour faire bonne mesure, ce journaliste nommé Richard Hiault affirme : « Appeler à la fin de la mondialisation, c’est faire table rase de toute la théorie des avantages comparatifs de Ricardo et de la division du travail d’Adam Smith. » Commençons donc par examiner s’il est logique de se référer à ces deux auteurs pour ne pas se préoccuper des dangers d’une mondialisation débridée.

Ce qu’ont dit Smith et Ricardo

Adam Smith, à la fin du XVIIIème siècle, dans La richesse des nations, accorde une grande importance à la division du travail. Des producteurs spécialisés dans la production de certains biens (expression que j’emploierai dans son sens large, incluant les services) parviennent à les produire à moindre coût tout en conservant leur niveau de qualité, voire en améliorant la qualité. Il observe que l’étendue du marché est favorable au développement de la spécialisation, et que des transports efficaces et bon marché constituent un excellent atout pour accroître cette étendue. Appliquée au XXIème siècle, cette remarque incite à se réjouir de ce que des cargos gigantesques permettent de transporter à bas prix des articles made in China vers l’Amérique du Nord et l’Europe.

David Ricardo, au début du siècle suivant, dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt, a diffusé une remarque de Torrens notant que chaque pays a avantage à se spécialiser dans les productions où il excelle, à exporter ces biens, et à importer d’autres biens, pour la production desquels il est moins bien placé. Le commerce international permettrait ainsi de maximiser la production et la consommation de tous ceux qui y participent.

Les limites des théories libre-échangistes

Ces analyses sont intéressantes, mais elles ne prennent pas en compte tous les facteurs. Leurs points faibles sont particulièrement en relation avec deux facteurs étroitement liés : le régime politique et le niveau des rémunérations des différentes sortes de travail. Ne pas tenir compte du régime politique pouvait peut-être se justifier il y a deux siècles, encore que je n’en sois pas certain, mais en tous cas pas aujourd’hui. Le marché du travail en Chine communiste est très différent de ses homologues occidentaux. Le pouvoir exercé par le Parti permet de maintenir des rémunérations inférieures à celles qui existeraient dans une démocratie et de pratiquer durablement des prix artificiellement bas dans des secteurs d’activité que les dirigeants jugent utiles à leur recherche de la suprématie mondiale.

Autrement dit, la Chine a beau posséder des racines de capitalisme marchand qui remontent à la plus haute antiquité, il ne faut surtout pas oublier qu’elle est restée, ou plus exactement redevenue, un empire, un pays où un noyau dirigeant exerce un pouvoir sans commune mesure avec celui d’un gouvernement occidental. La nouvelle « route de la soie » est un exemple important de la stratégie politique sous-jacente aux grands projets économiques chinois. « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendront », disait Lénine. Le communisme russe n’a pas réussi à mettre à exécution ce projet, mais le communisme chinois pourrait bien être en train de le faire.

La corde en question, c’est notre technologie, donnée à la Chine communiste en échange d’un flux gigantesque de biens à très bon marché produits par une main d’œuvre elle aussi très peu onéreuse. La discipline communiste, jointe à un sens de l’organisation et de la discipline véritablement admirable, a permis de maintenir des salaires très bas relativement à la productivité, et donc d’écraser la concurrence.

Un choix décisif

L’Occident, les démocraties, se trouvent devant un choix : ou bien persévérer dans un libre-échangisme doctrinaire, qui permet à nos travailleurs, même s’ils sont moyennement performants, de vivre à peu près correctement en bas de l’échelle des revenus, et très confortablement s’ils sont en haut de cette échelle – ou bien prendre en compte le caractère tragique de l’Histoire.

Churchill, exaspéré par l’inconscience de ses contemporains face à la montée du nazisme, eut (juste après les accords de Munich le 30 septembre 1938) cette phrase cruellement juste : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur, et vous aurez la guerre ». La situation dans laquelle se trouve le monde libre est, mutatis mutandis, comparable à celle, peut-être pas de 1938, mais disons de 1936 ou 1937.

Si nous ne voulons pas, d’ici quelques années, nous retrouver dans une situation dramatique, autrement plus grave que la pandémie actuelle, nous devons avoir un regard lucide sur la situation économique et politique mondiale. Il nous faut trouver le moyen d’avoir une autre perspective que celle si joliment et cruellement exprimée par deux vers de Jean Ferrat : « Rentrer dans son HLM / Manger du poulet aux hormones ». Oui, « la montagne est belle » ; oui, nous avons un autre choix que tomber dans le piège de la mondialisation bécassine, ce virus que nous ferions bien d’étudier avec autant de soin que le Covid-19 afin de trouver un vaccin efficace.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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