Oui, le monde marchand a pris le contrôle de nos démocraties

Par Bertrand de Kermel Publié le 4 juin 2019 à 6h09
France Marchandise Economie Theorie

Lors du Salon Vivatech, le Président de la République française reconnaît officiellement que le modèle économique américain est complètement piloté par des grands acteurs privés et qu’il n’est plus sous contrôle démocratique.

« Etats-Unis : le modèle économique n’est plus sous contrôle démocratique, critique Macron ». Tel est le titre d’un article paru il y a quelques jours dans l’Opinion. https://www.lopinion.fr/edition/international/etats-unis-modele-economique-n-est-plus-controle-democratique-critique-187145

On y lit : « Les Etats-Unis (...) ont un modèle aujourd’hui qui est complètement conduit, piloté par des grands acteurs privés et donc qui, en quelque sorte, n’est plus sous contrôle démocratique », a tancé Emmanuel Macron, lors d’une intervention au salon technologique VivaTech, à Paris. « Donc il n’y a plus un gouvernement aux Etats-Unis qui peut vous garantir le respect de votre vie privée, ou de vraies politiques comme le changement climatique », a assuré le président de la République.

Le Président Macron est persuadé que la situation est propre aux Etats Unis et ne concerne pas l’Europe « Nous sommes en train de bâtir en Europe un modèle compétitif, d’innovation, de création de richesses, de talents, (...), qui est démocratique et mû par le bien commun » a-t-il affirmé.

Personne ne peut croire que les très très grandes entreprises ont pris le pouvoir aux Etats Unis sans toucher à l’Europe et aux 27 pays.

Les peuples ressentent parfaitement cette prise de pouvoir

Ceci explique en grande partie le malaise de nombreux citoyens, le rejet des politiques et les mouvements sociaux insaisissables. Ce malaise a un lien étroit avec la mondialisation. Il ne s’agit pas ici de critiquer le principe de la mondialisation. Il s’agit de constater l’aveuglement de ceux qui ont permis au monde des marchands de prendre le pouvoir dans nos démocraties en moins de trente ans, alors que c’était évitable.

Deux décisions politiques prises avec une naïveté inouïe dans les années 85 - 95, ont inversé le rapport de force entre gouvernements et grandes entreprises, affaiblissant considérablement les Etats et les peuples. Tout est allé très vite.

D’abord démanteler les contrôles des changes

La toute première décision (années 80) fut de démanteler les contrôles des changes sans vision, sans réflexion, sans études d’impact, sans précautions, sans régulations et sans contreparties. Le contrôle des changes était un outil utilisé par presque tous les Etats pour lutter contre la fuite des capitaux et la spéculation. Il consistait plus particulièrement en des mesures prises par les gouvernements pour réglementer l'achat et la vente de monnaies étrangères par leurs ressortissants.

Suite à cette suppression, les très grandes entreprises ont tout de suite compris qu’elles avaient désormais les moyens de délocaliser leurs usines dans les pays les moins regardants en matière sociale, fiscale et environnementale. Donc de faire «chanter les Etats» en agitant le spectre du chômage.

Très vite, elles se sont mises à exiger des avantages (si possible occultes et particuliers) dans les Etats où elles étaient implantées, et à exiger la remise en cause progressive des protections sociales des salariés, en menaçant de délocaliser en cas de refus.

Cette arme était l’outil de base, mais elle n’était pas suffisante. Pour être totalement efficace et mettre à chaque coup les gouvernements à genoux, il fallait une deuxième arme.

Faciliter les délocalisations en supprimant les droits de douane

Cette deuxième arme leur fut donnée en 1994 lors de la création de l’Organisation Mondiale du Commerce. Ce fut la décision de procéder à de très fortes baisses des droits de douane et d’une manière générale à la suppression des obstacles aux échanges, toujours sans réflexion, sans précautions, sans régulations et sans contreparties. La Loi du plus fort s’est très vite imposée.

Grâce à ces deux décisions, les très très grandes entreprises qui délocalisaient pouvaient désormais réintroduire leurs produits avec de très faibles droits de douane dans les pays qu’elles venaient de quitter ! En outre, toutes les conséquences négatives du transport maritime et aérien en terme d‘écologie et d’émissions de gaz à effets de serre étaient (sont toujours) mises à la charge de citoyens du monde présents et futurs (dont les ouvriers qu’elles venaient de licencier !).

Finalement, cette deuxième arme a fonctionné comme une incitation à la délocalisation. Pourquoi rester sur place quand on peut décupler les résultats en allant dans le tiers monde sans aucune contrainte sociale ou environnementale ? Ne pas s’engouffrer dans la brèche finissait par relever de la mauvaise gestion. Cela a conduit à la désindustrialisation de nos pays (Voir Maurice Allais cité plus loin).

Pour illustrer ce propos, relisons la lettre que Monsieur Taylor, PDG du groupe Titan, adressait en 2013 au Ministre Arnaud Montebourg, qui tentait, en vain, d’obtenir le maintien en activité de l’usine Good Year d’Amiens. Il écrivait :

« Titan va acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins de 1 euro l'heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. Vous pouvez garder les soi-disant ouvriers. Titan n'est pas intéressé par l'usine d'Amiens nord. »

Les très grandes entreprises se sont ensuite développées rapidement, sans contrôle de qui que ce soit, créant impunément des monopoles, et devenant aussi puissantes que bien des Etats. Pire, grâce à leur pouvoir de chantage, elles ont réussi à placer les Etats européens en concurrence parfaite, paupérisant ainsi les 27 peuples, et créant des inégalités entre Etats et au sein des Etats. Le monde à l’envers ! Bien évidemment, elles ont très vite refusé de consentir à l’impôt.

Le drame ne tient pas aux deux décisions décrites ci-dessus, mais à l’absence de vision, de contreparties, de précautions et de régulation de l’ensemble.

Tout cela avait été annoncé dès 1995 par le Prix Nobel d’Economie, Maurice Allais, qui proposait une mondialisation plus équilibrée et régulée. Il fut marginalisé car trop gênant. (Voir notamment sa « Lettre aux Français »).

Les très très grandes entreprises réclament maintenant la troisième arme qui leur permettra de consolider définitivement leur pouvoir sur les peuples. Elles sont à deux doigts de l’obtenir. Ce sera le coup de grâce donné à nos démocraties.

Cette troisième arme sera exposée dans un article à paraître mercredi 5 juin.

Ancien directeur général d'un syndicat patronal du secteur agroalimentaire, Bertrand de Kermel est aujourd'hui Président du comité Pauvreté et politique, dont l'objet statutaire est de formuler toutes propositions pour une "politique juste et efficace, mise délibérément au service de l'Homme, à commencer par le plus démuni ". Il est l'auteur de deux livres sur la mondialisation (2000 et 2012)

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