Polices de caractères : une mort à crédit ?

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Par Jean-Michel Laurent Publié le 24 février 2017 à 5h00
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80 %80 % des designers ne lisent pas les licences des polices de caractère.

Début 2010, Hadopi a dévoilé son logo. L’estampe destinée à incarner la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet a déclenché un tôlé.

Elle utilisait la police « Bienvenue », créée par le graphiste Jean-François Porchez en 2000 pour France Télécom : ce qu’on appelle, dans le marché de la créa, « un caractère d’entreprise exclusif ». Un comble pour l’institution destinée à lutter en faveur de la protection de la propriété intellectuelle sur le web, qui illustre bien les problématiques auxquelles les créateurs comme leurs utilisateurs font aujourd’hui face.

Le mythe de la gratuité

Graphiste, Peter Bil’ak évoque une attitude du « tout ce qui est en ligne devrait être gratuit ». En d’autres termes, il déplore que les nouvelles générations pensent que tout ce qui est sur le web est libre de droits et utilisable sans condition. Les polices de caractères sont aujourd’hui confrontées à ce mythe, comme si, en transposant la création du papier au digital, elle ne serait plus soumise à une propriété intellectuelle. Il y a une véritable ignorance généralisée qui désoriente la protection à laquelle les polices sont soumises. Difficile de protéger une œuvre de ce que l’on ignore. Mais, au même titre que les séries, les films ou la musique, les polices de caractères sont une forme d’art, de création visuelle, et donc sous le coup de la propriété intellectuelle.

Les polices de caractères sont vulnérables, parce qu’elles sont considérées comme des produits populaires, comme le livre est passé d’objet sacralisé à produit de vente avec l’arrivée de grands industriels dans l’édition. Et c’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, la police est un élément essentiel de communication. Elle incarne une image au même titre qu’un logo, elle participe au branding, elle est boostée par le raz-de-marée digital qui a transformé la communication visuelle, et touche aujourd’hui des corps de métiers plus novices sur le sujet. Les polices sont devenues un élément de design lucratif : en se démocratisant, elles ont étendu le champ de leur portée en même temps que celui de leur vulnérabilité.

Difficile de mesurer à quel point les polices de caractères sont aujourd’hui piratées ou plagiées, mais on peut néanmoins dire cela : à l’ère du partage en un clic où n’importe qui avec un ordinateur est un typographe en puissance, il n’a jamais été aussi facile de violer la propriété intellectuelle. Les lois supposées protéger ces polices sont au mieux faibles, au pire, transparentes, et instaurent un rapport de force d’emblée déséquilibré. Il ne reste aux designers qu’un seul recours : celui de la justice … Et encore.

La police pour tous ?

Le Code de propriété intellectuelle protège « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination », en évoquant notamment « les œuvres graphiques et typographiques. » Si le droit protège théoriquement les polices de caractères, le vrai problème est la manière dont elle les protège. En France, il existe un « critère d’originalité ». Au sens juridique du terme, cela suppose qu’une œuvre typographique doit porter l’empreinte de la personnalité de son auteur, une originalité qui la distinguera en cas de litige. Mais deux polices graphiquement très proches sont difficiles à différencier et, avec les compétences adéquates, il est possible d’en modifier légèrement une existante pour en revendiquer la paternité. Des modalités qui facilitent le plagiat et le piratage.

En pratique, l’utilisation des polices est soumise à leur licence. Ce sont elles qui définissent les conditions d’exploitation d’une police selon le pays, le nombre d’utilisateurs et le nombre de supports sur lesquels elle sera active. Autant de critères qui en fixent le prix : plus la licence est exclusive, plus le tarif est élevé. Une police créée pour une marque en exclusivité peut valoir jusqu’à 50 000 $. En 2009, aux Etats-Unis, The Font Bureau a ainsi attaqué NBC Universal pour avoir acheté une licence pour un nombre défini de polices à installer sur un seul ordinateur. Mais l’entreprise en a profité pour voler d’autres polices, le tout en s’absolvant du nombre de supports autorisés. De quoi exiger 2 millions $ de réparation ? NBC Universal ne pouvait pas vraiment prétendre à l’ignorance.

Cette utilisation consciemment abusive est entretenue par les différentes offres web. Si la police que vous souhaitez utiliser est à la fois disponible sur un site gratuit et sur un site payant, quelle option choisiriez-vous ? Les licences des polices, par la complexité de leurs conditions et par leur règlementation, encouragent les utilisateurs à transgresser la propriété intellectuelle.

A chaque pays sa législation, à chaque police de caractères sa licence, et à chaque licence ses conditions d’utilisation. Le manque d’informations, la digitalisation de la communication et cette triple contrainte freinent considérablement le respect des droits d’auteur dus aux typographes, à tel point que 80% des designers eux-mêmes ne lisent pas les licences des polices. C’est désormais aux utilisateurs de protéger les polices qu’ils acquièrent. Des logiciels de gestion existent pour cela, particulièrement pratiques pour les entreprises internationales, et permettent de savoir qui peut utiliser quelle police et dans quel cadre. Une manière de commencer à changer les usages ?

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Jean-Michel Laurent est le représentant France d’Extensis

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