Le Ministre, la multinationale et la relocalisation industrielle(1)

Par Bertrand de Kermel Publié le 4 mai 2020 à 6h59
Mondialisation Accord Transatlantique Conditions Etats
680%Le commerce mondial a augmenté de 680% entre 1980 et 2017.

Cet article relate une conversation confidentielle entre le «ministre des relocalisations industrielles» du prochain gouvernement, et le Président d’une multinationale française délocalisée en Asie. La réindustrialisation de la France va nécessiter de sérieuses ruptures avec le passé.

Le Ministre. Monsieur le Président directeur général, allons droit au but. Au nom du gouvernement, je vous demande de relocaliser vos usines en France. Faites-le au nom du patriotisme économique, faites-le au nom de la nécessaire indépendance de la France vis-à-vis de certains pays, faites-le au nom de l’écologie et du climat, faites-le au nom de l’emploi, faites-le pour entrer sans attendre dans le monde de demain.

Le Président de la multinationale. Monsieur le Ministre, je comprends tous vos arguments, mais le coût d’une telle opération est faramineux. De plus, si mes concurrents, restent dans une logique « bas coûts », en Chine ou ailleurs, nous perdrons rapidement des parts de marché, et la survie même de notre entreprise sera menacée.

Le Ministre. Certes, Président, mais vous avez largement bénéficié du système. Depuis plus de quinze ans vous avez profité de salaires souvent ridicules voire indécents, sans charges sociales et sans code du travail. Vous n’avez pratiquement pas de contraintes environnementales. Vos profits sont en grande partie défiscalisés (optimisation fiscale). Vous ne payez pas le coût environnemental de vos exportations (émissions de gaz à effets de serre liés au transport) ; ce coût est payé par les citoyens du monde. Les dégâts sociaux liés à vos délocalisations ont été payés par le contribuable français.

Le Président de la multinationale. Monsieur le Ministre, pardonnez-moi, mais nos concurrents et nous-mêmes ne sommes en aucun cas responsables de tout cela. Nous ne faisons qu’appliquer les règles de la mondialisation fixées par le pouvoir politique. Si elles ont des défauts, c’est à vous de les corriger. Ce sont les Chefs d’Etats qui signent les accords sur le commerce mondial négociés par l’Europe. Pas les multinationales.

Prenons un exemple. Les clauses sociales et environnementales sont toujours facultatives dans ces accords, et on n’y trouve aucune contrainte fiscale. Cette situation est immorale et rend possible, en les banalisant, tous les abus que vous citez. Or, c’est un choix délibéré de l’Europe, approuvé par les 27 pays, dont la France.

En réalité trois décisions majeures ont eu pour effet direct de nous pousser à délocaliser, pour bénéficier de faibles coûts de production, et faire disparaître nos concurrents. Par conséquent, elles sont aujourd’hui des freins à la relocalisation. On peut citer :

  1. La suppression des contrôles des changes sans précautions. Cela a permis à l’argent de circuler en un clic sur la planète, et a rendu les délocalisations et l’évitement fiscal de plus en plus faciles.
  2. La très forte baisse des droits de douane et les actions visant à supprimer les « obstacles aux échanges ». Grâce à ces deux décisions, non seulement il était devenu aisé de fermer des usines, mais il est devenu possible d’exporter gratuitement dans le pays que l’on a quitté, les produits fabriqués à bas prix ailleurs. On ne pouvait rêver mieux.
  3. Enfin la protection de nos investissements délocalisés, grâce à des systèmes d’arbitrages réservés aux seules entreprises étrangères. Ces systèmes d’arbitrage nous permettent de contester devant des arbitres des changements dans les Lois du pays où nous nous sommes implantés, en court-circuitant leur justice nationale. Nous pouvons ainsi faire condamner les pays d’accueil à de fortes amendes, payées in fine par leurs contribuables.

Cela revient à nous consentir une assurance gratuite pour les risques que nous prenons en investissant à l’étranger lors de nos délocalisations. Les arbitres ne sont pas tenus de respecter le droit national. Le système, permet aujourd’hui tous les abus comme l’a montré une récente émission d’Arte https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/54819_1

Le Ministre. Ne critiquez pas ces politiques. L’évolution du monde, des marchés et des nouvelles technologies, rendait ces mesures nécessaires au moment où elles ont été décidées.

Le Président de la multinationale. Nécessaires, oui, Monsieur le Ministre, mais seulement les deux premières. Le problème n’est pas tant dans ces réformes, que dans la façon dont elles ont été conduites. Un équilibre «droits-devoirs» s’imposait à l’évidence, pour éviter les abus, notamment dans le domaine fiscal, et instaurer la loyauté dans tous les échanges commerciaux. Or, aucune contrepartie n’a été demandée aux bénéficiaires de ces trois décisions. D’où les multiples dérives. La règle du jeu de la mondialisation est devenue la Loi de la jungle.

Dans un contexte aussi violent, la plus mauvaise décision que puisse prendre un chef d’entreprise, est de s’abstraire tout seul des règles du jeu. Le résultat sera rapide et sans appel : il sera éjecté du marché.

Dit autrement, si je relocalise en France, sans qu’il y ait le moindre changement des règles de la mondialisation, je serai par exemple tenu de respecter des règles sociales, fiscales et environnementales élevées dont mes concurrents seront dispensés. Ils vont donc avoir un avantage compétitif important, et prendre mes parts de marché.

Si vous voulez obtenir la relocalisation de nos usines en France, vous devez préalablement obtenir plusieurs aménagements fondamentaux du cadre de la mondialisation ; et commencer par rendre contraignantes les clauses sociales et environnementales des accords de libr- échange, qui sont curieusement facultatives.

Si vous ne le faites pas, non seulement nous resterons en Asie, mais d’autres entreprises françaises nous rejoindront, puisque la mondialisation actuelle est conçue pour favoriser les délocalisations. Voilà pourquoi le bilan de la mondialisation ci-joint, dont l’impartialité ne saurait être contestée, n’est pas bon. https://c7fd6082-6a40-46ae-8f4c-0773acb3edde.filesusr.com/ugd/146df5_3c52430482f84e1aa734e8a5db962deb.pdf

Le Ministre. Monsieur le Président, je vous propose de nous revoir demain, car je souhaite vous entendre sur l’ensemble des réformes concrètes qui vous paraissent nécessaires.

Ancien directeur général d'un syndicat patronal du secteur agroalimentaire, Bertrand de Kermel est aujourd'hui Président du comité Pauvreté et politique, dont l'objet statutaire est de formuler toutes propositions pour une "politique juste et efficace, mise délibérément au service de l'Homme, à commencer par le plus démuni ". Il est l'auteur de deux livres sur la mondialisation (2000 et 2012)

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