L’expertise de Taïwan au coeur de la course aux « puces » entre les États-Unis et la Chine

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Par Stéphane Monier Publié le 17 août 2022 à 5h52
Semiconducteurs Investissement Societes Cotees
20%Taïwan représente 20% de la production mondiale de semi-conducteurs

Lorsque la présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, Nancy Pelosi, s'est rendue à Taïwan au début du mois, exacerbant les tensions géopolitiques avec la Chine, son agenda prévoyait un rendez-vous avec la direction de TSMC, le plus grand fabricant mondial de semi-conducteurs. Cette rencontre a mis en lumière l'importance stratégique et économique de Taïwan et de son expertise en matière de semi-conducteurs.

Les médias se sont focalisés sur l'éventualité d'une confrontation plus directe entre les États-Unis et la Chine autour du statut de Taïwan. « Le monde est confronté à un choix entre la démocratie et l'autocratie », a déclaré Mme Pelosi lors de sa visite. « La détermination de l'Amérique à préserver la démocratie ici à Taïwan et dans le monde reste inébranlable ». Depuis la guerre civile, le gouvernement communiste chinois considère l'île mandarinophone de Taïwan, avec ses 28 millions d'habitants, comme une province sécessionniste. Fidèle à son principe de « Chine unique » et désireuse de manifester son mécontentement à l'égard de la visite de la responsable politique américaine, la Chine a lancé de vastes manœuvres militaires autour de Taïwan. Formellement, les États-Unis poursuivent leur politique d'« ambiguïté stratégique » quant à leur volonté de défendre militairement le statu quo dans le détroit de Taïwan. Ces derniers jours, une délégation formée de cinq membres du Congrès américain est arrivée à Taipei.

Mais la visite de Mme Pelosi répondait aussi à un autre motif. Taïwan est le fabricant de semi-conducteurs le plus important et le plus sophistiqué du monde. Les puces informatiques sont la clé de la réussite économique de l'île, déterminantes pour sa survie géopolitique. L'électronique mondiale dépend des puces pour fonctionner et communiquer. Toute menace à l'encontre du statut autonome de Taïwan – qui n'a été reconnu en tant que nation que par 13 petits pays – met l'économie mondiale en péril.

Les semi-conducteurs ou « circuits intégrés » sont minuscules, pas plus gros qu'un ongle, et peuvent comporter plus de 8 milliards de transistors. Les semi-conducteurs les plus sophistiqués se déclinent en deux grands types : le premier est constitué des puces mémoire, physiquement limitées par la nécessité de condensateurs pour stocker l'énergie ; le second comprend les « puces logiques » plus complexes. Ces dernières sont au centre des efforts des gouvernements américain, européen et chinois pour augmenter leurs capacités de production et rattraper Taïwan.

Alors que l'épaisseur des puces mémoire est supérieure à 10 nanomètres (nm), soit 10 milliardièmes de mètre, la taille des puces logiques « de pointe » peut s'avérer jusqu'à deux fois inférieure. À titre de comparaison, l'épaisseur d'une feuille de papier est d'environ 100 000 nm. Seules trois entreprises dans le monde sont capables de produire ces puces « de pointe?» : Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), Samsung et Intel. Seule TSMC peut fabriquer les puces les plus fines, mesurées à 5 nm ; l'entreprise prévoit d'atteindre 3 nm d'ici 2025. Samsung, SK Hynix et l'américain Intel investissent massivement pour rattraper leur retard. Intel indique qu'il sera en mesure de fabriquer des puces de 7 nm d'ici 2023.

La complexité de la fabrication de puces de plus en plus puissantes à des échelles de plus en plus petites exige des techniques de fabrication toujours plus sophistiquées. Celles-ci comprennent les nanofeuilles de silicium pour conduire les signaux, les revêtements photorésistants, la lithographie, ou le dépôt de couches atomiques et les technologies de « gravure à sec » pour fabriquer les couches qui forment le semi-conducteur. La « loi de Moore », du nom de Gordon E. Moore, l'un des fondateurs d'Intel, fait référence à une observation qu'il a faite en 1965, selon laquelle le nombre de transistors sur une puce électronique double tous les deux ans, tandis que son coût diminue simultanément de moitié. Près de six décennies plus tard, cette observation reste vraie.

Chars et réfrigérateurs

On estime que Taïwan représente 20% de la production mondiale de semi-conducteurs et environ trois cinquièmes de la fabrication de puces sous-traitées. Les semi-conducteurs sont essentiels au secteur de l'électronique. Sans eux, tout, des airbags aux caméras de stationnement, en passant par les ordinateurs et les téléphones portables, serait inutilisable. Les puces sont aussi fondamentales pour les systèmes d'armement que pour les réfrigérateurs et les lave-vaisselle. Elles sont même interchangeables : suite aux sanctions occidentales contre les exportations vers la Russie, des rapports indiquent que la Russie utilise des puces provenant d'appareils de cuisine pour la maintenance de ses chars en Ukraine.

Plus révélateur encore du point de vue stratégique, les entreprises taïwanaises, dominées par TSMC, fournissent 92% du marché des puces logiques les plus sophistiquées, selon les estimations de Boston Consulting. Les 8% de parts de marché restants sont détenus par Samsung en Corée du Sud.

La demande devrait augmenter de 10% en 2022 pour atteindre plus de 600 milliards USD dans le monde, selon le cabinet d'audit Deloitte. L'importance des semi-conducteurs a été illustrée par une pénurie pendant la pandémie, qui a bloqué la production – et la reprise économique – chez les constructeurs automobiles. Cette pénurie a fait grimper les prix des véhicules d'occasion et entraîné une baisse des recettes de 210 milliards USD en 2021. Néanmoins, certains signes indiquent qu'à court terme, l'empressement à répondre à la demande liée à la pandémie entraîne un certain ralentissement de la demande en informatique grand public et en smartphones d'entrée de gamme.

Risque de perturbations

En juin 2021, l'administration Biden a publié une étude sur les chaînes d'approvisionnement américaines détaillant en termes très directs les risques pour l'économie américaine. Les États-Unis « sont fortement dépendants d'une seule entreprise – TSMC – pour la production de leurs puces de pointe ». Avec les approvisionnements plus modestes de Samsung, cette situation « met en péril la capacité à répondre aux besoins actuels et futurs en matière de sécurité nationale et d'infrastructures critiques ». L'administration craint que la fragilité de la chaîne d'approvisionnement des semi-conducteurs ne « provoque des perturbations dans pratiquement tous les secteurs de l'économie. » En mars 2022, le département du Commerce des États-Unis a présenté un plan stratégique visant à améliorer les capacités de fabrication nationales, en particulier dans le domaine des semi-conducteurs. Dans le cadre de ces efforts, les États-Unis tentent de consolider la chaîne d'approvisionnement en semi-conducteurs, en se coordonnant avec la Corée du Sud, le Japon et Taïwan, au sein d'une alliance baptisée « Chip 4 ».

Les principales économies mondiales investissent toutes dans leurs capacités de production de puces. Toutefois et à condition que le savoir-faire soit disponible, la construction d'une fabrique de semi-conducteurs prend environ deux ans et coûte jusqu'à 12 milliards USD. Le 9 août, l'administration Biden a promulgué la loi américaine « CHIPS and Science Act for 2022 » visant à soutenir la création et l'augmentation des capacités nationales de production de semi-conducteurs, au profit d'Intel et de Micron Technology Inc., entre autres. Selon la Maison Blanche, cette loi permettra de réduire les coûts, de stimuler l'emploi, de consolider les chaînes d'approvisionnement « et de contrer la Chine ». Le même jour, Micron a annoncé un investissement de 40 milliards USD financé par cette loi, pour construire des capacités de production « de pointe » aux États-Unis d'ici 2030. Cela implique que le budget total de 52,7 milliards USD prévu par la loi CHIPS, déployé sur une décennie, demandera plusieurs années avant de commencer à combler l'écart avec Taïwan et la Corée du Sud. En comparaison, TSMC prévoit un investissement de 110 milliards USD sur trois ans.

L'Union européenne a proposé une législation similaire et, en mai, le Japon a adopté une loi sur la sécurité économique. En février, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a qualifié d'« inacceptable » la dépendance du bloc vis-à-vis d'un nombre limité d'exportateurs étrangers. Le bloc, qui représente actuellement quelque 10% de tous les types de production de semi-conducteurs dans le monde, s'attend à ce que la demande double d'ici 2030 et prévoit des investissements d'un montant de 43 milliards EUR dans diverses initiatives publiques et privées.

Pour sa part, la Chine s'est fixée un objectif d'autosuffisance de 80% en matière de semi-conducteurs, grâce à une série de programmes dans le cadre de son plan stratégique « Made in China 2025 ». Selon certains décomptes, elle a créé des fonds étatiques d'un montant de quelque 180 milliards USD, tout en offrant des incitations fiscales, des subventions locales et des barrières commerciales, afin de stimuler les investissements dans ce domaine. En conséquence, même si l'infrastructure chinoise pour la production de puces s'accélère, elle reste à la traîne. En 2021, selon certaines estimations, à peine 16% des semi-conducteurs chinois étaient fabriqués dans le pays, dont deux tiers l'étaient en collaboration avec des fournisseurs étrangers.

Le résultat net de ces initiatives prises par les États-Unis, l'Europe et la Chine est qu'avec le temps, on verra probablement apparaître deux réseaux de production de semi-conducteurs, indépendants ou « découplés », reflétant des alliances politiques plus larges.

L'une des leçons économiques à tirer des tensions géopolitiques de 2022 est peut-être que chaque économie reste dépendante du système commercial libéral, du moins pour le moment. La question est de savoir si les alliés démocratiques pourront défendre et maintenir collectivement leur avance technologique. Bien que le danger de voir les tensions se transformer en conflit, à la faveur d'une erreur ou d'un mauvais calcul militaire autour de Taïwan, ne puisse être exclu, des manœuvres militaires chinoises de nature ponctuelle autour de Taïwan plutôt qu'une confrontation directe, constituent selon nous le scénario le plus probable. En attendant, les tensions compliquent toute solution à la guerre des tarifs douaniers entre Washington et Pékin et au problème des cotations des entreprises chinoises sur les marchés américains. À ce stade, cette situation continue à justifier l'évidente prime de risque politique sur les marchés financiers actuels.

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Stéphane Monier est Chief investment officer chez Lombard Odier.

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