Saint-Gobain se lance dans une mue industrielle inédite, dictée autant par l’urgence climatique que par les signaux contradictoires du marché. Derrière le vernis écologique, une opération de recomposition stratégique à très haute intensité capitalistique.
Saint-Gobain parie des milliards sur la décarbonation rentable

Le 3 juin 2025, à Forssa, au nord-ouest d’Helsinki, Saint-Gobain a inauguré sa première usine d’isolation à très faibles émissions de carbone. Cet évènement symbolise un virage économique d’ampleur : celui d’un géant des matériaux décidé à aligner ses marges futures sur une industrie profondément transformée par la transition climatique. Une trajectoire définie dès 2021 dans le plan stratégique « Grow & Impact » que le groupe s’apprête à renouveler en assemblée générale.
Saint-Gobain : la décarbonation comme actif stratégique
La nouvelle usine finlandaise, alimentée à 50 % par du biogaz et à 50 % par de l’électricité hydraulique, est présentée comme « l’usine d’isolation la plus bas carbone du groupe dans le monde », selon Olli Nikula, directeur général de Saint-Gobain Finlande dont les propos ont été rapportés par Challenges. Derrière cette prouesse technique, une stratégie industrielle guidée par des logiques d’investissement massif et de retour sur actifs à long terme.
Avec un demi-million d’euros injectés pour adapter le site de Forssa à l’exploitation intégrale de biogaz – fourni par un producteur local situé à deux kilomètres –, le groupe espère réduire jusqu’à 1 500 tonnes de CO₂ par an. Mais ce chiffre, relativement modeste au regard des 46,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires générés en 2024, cache une dynamique plus large : une réallocation systématique du capital vers des actifs compatibles avec les normes environnementales futures.
Le coût de cette transformation ? Environ 100 millions d’euros par an jusqu’en 2030, dédiés exclusivement aux projets bas carbone, selon les déclarations officielles du groupe (saint-gobain.com). Un effort substantiel qui s’accompagne de la mise en place d’un double prix interne du carbone (100 euros la tonne pour les investissements, 200 euros pour les projets de R&D), incitant à privilégier les technologies les plus vertueuses.
Rentabilité : une équation tendue mais maîtrisée
L’exercice 2023 avait confirmé les tensions auxquelles Saint-Gobain est exposé. Son résultat net a reculé de 11 %, plombé par la crise immobilière européenne, mais la marge opérationnelle est restée à un niveau record de 11 %, selon Le Monde. Ce paradoxe – des performances solides dans un contexte adverse – s’explique en partie par la discipline stratégique du groupe : rationalisation du portefeuille d’actifs, montée en gamme, et cessions ciblées.
L’exemple du site de Forssa est éclairant. L’usine, en service depuis 1971, n’a pas été remplacée mais modernisée, limitant les CAPEX tout en renforçant l’avantage compétitif sur les marchés nordiques. Selon Juha Strandberg, directeur de production d’Isover Finlande, « l’empreinte carbone des produits d’isolation sera réduite de 30 à 40 % », toujours selon Challenges, autorisant des prix premium sur un marché en croissance. Patrick Dupin, directeur général Europe du Nord, rappelle que « le marché de l’isolation devrait croître de 30 % en Europe dans les 10 prochaines années ».
Cette anticipation d’un retour sur investissement différé mais soutenu s’applique aussi aux autres projets industriels, comme l’usine de laine de roche bas carbone à Melton Mowbray au Royaume-Uni (production prévue pour 2027), ou les 40 millions d’euros investis à Azuqueca, en Espagne.
Arbitrages et conquêtes : une stratégie à géométrie variable
Pour financer cette transition tout en préservant ses marges, Saint-Gobain n’hésite pas à désinvestir. Depuis 2021, le groupe a opéré une série d’acquisitions et de cessions ciblées pour optimiser son mix produit. L’acquisition de Fosroc en juin 2024 pour 960 millions d’euros s’inscrit dans cette logique de consolidation verticale, avec un recentrage sur la chimie de la construction à haute valeur ajoutée, d'après Le Monde.
Deux tiers du chiffre d’affaires sont désormais réalisés hors d’Europe. Ce déplacement du centre de gravité géographique n’est pas anodin : il permet de compenser la contraction des marges sur les marchés historiques par des croissances dynamiques en Inde, au Moyen-Orient et en Amérique du Nord. La stratégie « Grow & Impact » affiche ainsi une cohérence implacable : verdir la production là où la demande future se concentre.