On jette moins, on donne moins : le paradoxe qui menace la solidarité alimentaire en France

Alors qu’un mouvement national des associations vient de dénoncer les coupes budgétaires qu’elles subissent et d’alerter sur la situation financière dégradée du secteur, la solidarité alimentaire traverse elle aussi une zone de turbulence. En quelques années, la France a fait du gaspillage alimentaire une priorité nationale et les résultats sont là : 3,8 millions de tonnes jetées en 2023 contre 4,3 millions en 20211. Mais cette réussite a un revers : on jette moins, mais on donne aussi moins.

Portrait Pierre Yves Pasquier[19]
By Pierre-Yves Pasquier Published on 20 octobre 2025 5h30
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sante, alimentation, mention, clcv, étude, analyse, composition, ingrédients, nutri-score - © Economie Matin
16%16 % des produits collectés se perdent, faute de moyens logistiques suffisants.

Les dons aux associations diminuent, alors même que 70 %2 d’entre elles ont dû développer, l’an dernier, une stratégie de collecte pour compenser la baisse des subventions publiques et que 10 % des Français demeurent en situation de privation alimentaire3. L’ADEME estime en outre que 16 % des produits collectés se perdent, faute de moyens logistiques suffisants.

Ce paradoxe révèle la fragilité du modèle de solidarité alimentaire, pris en étau entre contraintes budgétaires et ambitions environnementales. Pour durer, la solidarité doit s’appuyer sur une économie du don plus résiliente et mieux soutenue.

Quand la lutte contre le gaspillage fragilise la solidarité

Ce paradoxe n’a rien d’une fatalité. Il est le fruit d'un succès qui pourrait être mieux calibré : en optimisant leurs stocks, en réduisant la surproduction, les entreprises produisent mécaniquement moins d’invendus. Or, une grande partie de l’aide alimentaire repose structurellement aujourd’hui sur ces surplus.

Alors comment nourrir la solidarité avec ce que nous cherchons à faire disparaître ?

Le gisement reste colossal. En 2023, 76 % des pertes à la production primaire restent comestibles, 37 % au niveau de la distribution, 27 % à la transformation4. Ce n’est pas un résidu négligeable : c’est une ressource qui doit servir en priorité les plus fragiles, avant toute autre forme de valorisation.

La loi le prévoit d’ailleurs déjà : avant de détruire, avant de transformer en énergie, il faut donner. Mais cette hiérarchie est encore trop souvent contournée ou mal appliquée.

La solution est connue :

  • Donner doit rester une priorité stratégique pour les entreprises.

  • Les associations doivent disposer de moyens logistiques solides.

  • La technologie doit fluidifier les échanges entre l’offre et la demande.

Ces trois conditions réunies permettent de transformer une bonne intention en une véritable organisation solidaire et durable.

Ancrer la solidarité dans les territoires

La lutte contre la précarité alimentaire ne peut se jouer uniquement au niveau national. Elle doit s’incarner dans les territoires, car c’est au plus près des réalités locales que tout se décide.

Chaque région dispose de son propre écosystème : un maillage associatif unique, des habitudes de consommation spécifiques, des structures logistiques distinctes. Selon le rapport de la « France associative en mouvement » de Recherche & Solidarités, la France recense 1,4 million d’associations en France. Et en 2022, l’INSEE comptabilisait au total, 8 000 sites d’associations distribuant de l’aide alimentaire en nature, réparties de façons disparates sur le territoire. Derrière ces chiffres se cachent des réalités contrastées. En Île-de-France, par exemple, la densité urbaine impose une coordination d’une complexité redoutable. Dans le Sud-Ouest, au contraire, les circuits courts solidaires prospèrent grâce à une culture de la proximité profondément ancrée.

Ce qui fonctionne dans ces territoires, c'est la rencontre entre trois forces : des entreprises qui acceptent de faire du don une priorité stratégique, des associations capables d'absorber et de redistribuer avec efficacité, et une infrastructure technologique qui fluidifie les échanges. Et il est important de renforcer ce trio gagnant, car c’est de leur synergie que dépend la pérennité du modèle.

Refuser de choisir entre écologie et solidarité

En 2025, nous n’avons pas à choisir entre réduire le gaspillage et nourrir les plus fragiles. Ce serait accepter que la précarité alimentaire devienne la variable d’ajustement de nos victoires environnementales.

Nous avons les outils, les acteurs et les infrastructures pour faire les deux. Ce qui manque encore, c’est la volonté collective de maintenir le don au cœur du système, même lorsque les invendus se raréfient.

Le gaspillage alimentaire ne disparaîtra pas uniquement par décret. La précarité non plus. Entre les deux, il existe un espace à défendre : celui de la solidarité organisée, efficace et systématique. Celui où chaque produit sauvé devient une ressource pour ceux qui en ont besoin. C’est dans cette obstination collective que se joue la seule issue honorable à ce paradoxe français.

1 Données des ministères de la Transition écologique et de l'Économie.

2 Chiffre du Conseil économique, social et environnemental.

3 Chiffre de 2024 de l’INSEE

4 Données des Ministères Aménagement du territoire Transition écologique

Portrait Pierre Yves Pasquier[19]

CEO de Comerso

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