Trois français sur quatre favorables à un plafonnement des hauts revenus

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Par Modifié le 31 janvier 2013 à 5h59

Dans une enquête menée en 1998 par Thomas Piketty, on demandait aux personnes interrogées quels « devraient être » selon eux les revenus mensuels respectifs d’un cadre supérieur d’une grande entreprise et d’une caissière de supermarché. Les réponses moyennes étaient respectivement de 27 300 francs et 7 477 francs. Soit un rapport de 1 à 3,6 (alors qu’à l’époque l’écart réel des salaires moyens de ces deux catégories était au moins de 1 à 9). Cet écart variait assez peu selon la catégorie sociale de la personne interrogée. Dans une autre enquête menée en 2004 par l’équipe du sociologue François Dubet, le montant au-dessus duquel les salaires mensuels étaient jugés « indécents » était de 6 000 euros selon les ouvriers interrogés, et de 10 000 euros selon les cadres et chefs d’entreprises. Ce qui revient à 6,6 Smic (de 2004) selon les ouvriers, et 11 Smic selon les chefs d’entreprises. Voilà qui nous rapproche sensiblement du facteur 12. Plusieurs sondages Ipsos (réalisés pour le Secours populaire en 2010) indiquent qu’une majorité de Français considèrent que 1 000 euros mensuels devraient constituer un revenu minimal net pour une personne seule (alors que le RSA de base est à 467 euros en 2011). Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Le sondage suivant, « Les Français et le revenu maximal », a été réalisé par l’institut CSA en septembre 2011 auprès d’un échantillon de 1009 personnes représentatif de la population française. La question posée était formulée de la façon suivante : « Si une loi devait être votée demain pour fixer un revenu maximal mensuel en France pour une personne travaillant à temps plein dans une entreprise privée – ce revenu correspondant à son salaire et aux autres sources de revenus comme les primes ou les stock-options –, à combien devrait-il selon vous s’élever ? ». Les résultats globaux sont sans équivoque. Quasiment deux tiers des Français – 64 % – fixent ce revenu maximal à moins de 10 000 euros. Sachant que le Smic est inférieur à 1 400 euros brut, on arrive à un écart perçu comme acceptable pour ces deux tiers des Français, entre le salaire minimal et le revenu maximal, de 1 à 7.

Si on retient le chiffre moyen, pour l’ensemble de la population française, de 15 672 euros brut, l’écart acceptable en France entre le plus bas et le plus haut revenu est de 1 à 11. Qui sont les Français qui tirent vers le haut le niveau de revenu maximal acceptable ? Ce sont des hommes, des cadres ou professions libérales (la moyenne des réponses de ces catégories s’élève à 54 000 euros), de façon privilégiée ceux qui travaillent à leur compte, et qui ont fait des études supérieures. Sans surprise, ce sont les foyers dont le revenu est le plus élevé, qui sont en faveur des plus hauts revenus : 31 000 euros en moyenne pour ceux qui gagnent plus de 3 000 euros par mois et 54 000 euros pour ceux qui gagnent plus de 4 500 euros. À l’inverse, ceux qui n’ont pas le bac (qui correspondent à 59 % de la population française) préconisent un revenu maximal qui est en moyenne de 7 254 euros pour les 35,5 % qui n’ont pas de diplôme, et de 13 000 euros pour les 23,6 % qui ont le niveau BEPC/ CAP ; si on ajoute les 17 % qui ont juste le baccalauréat, nous avons 76 % de la population qui, en moyenne, estime que le revenu maximal ne doit pas être supérieur à 14 000 euros : par rapport au Smic il s’agit donc d’un facteur 10.

Les sympathisants du Front national, puis de l’extrême gauche, préconisent les écarts les plus réduits entre revenus, alors que les proches du Parti radical et de l’UMP se prononcent en faveur des écarts les plus importants. Il est notable que les sondés qui se déclarent proches des Verts trouvent acceptables des écarts relativement importants – significativement supérieurs à la moyenne. La sociologie politique montre que ceux qui votent aux extrêmes sont davantage issus des milieux populaires, alors que les militants proches des Verts sont davantage proches de milieux bourgeois.

Au total, les dimensions les plus discriminantes concernent le niveau d’éducation, le niveau de revenu et le sexe : les femmes ont une appréciation beaucoup plus basse du plafonnement à appliquer que les hommes : 8 300 contre 23 400 euros en moyenne. C’est en grande partie dû au fait que le niveau moyen d’études des femmes et leur niveau de rémunération sont moins élevés que ceux des hommes. Finalement, une forte coupure apparaît entre une large majorité de la population – surtout salariée – peu éduquée et dont le niveau de revenu est bas, et une minorité très éduquée et appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures.

Ce sont aussi surtout les gens plus jeunes (moins de 30 ans, et dans une moindre mesure moins de 50 ans) qui élargissent le plus le spectre acceptable des revenus ; ceci est également significatif des repères moraux moins prégnants aujourd’hui qu’autrefois. Des écarts moralement inacceptables pour les générations ayant démarré leur carrière professionnelle avant les mouvements de dérégulation des années 1980 appa- raissent presque naturels pour les générations élevées dans le culte de la performance et de salaires individua- lisés et assortis à des incitations multiples, « parce que je le vaux bien ».

Nous voyons clairement, avec ces chiffres, à quel point le débat sur le sujet des très hauts revenus est capté et occulté par cette minorité éduquée, empêchant des prises de position et des délibérations collectives, en vue de mesures réglementaires et fiscales en faveur de plus d’égalité. Même la mesure proposée par le Parti socialiste consistant à fixer des écarts maximaux de 1 à 20 dans les entreprises publiques apparaît encore très en deçà des aspirations de la grande majorité des Français. Peut-on se contenter d’accuser cette partie de la population d’ignorance des réalités économiques, voire d’obscurantisme, pour légitimer le maintien d’écarts de rémunération tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui ? Ne faut-il pas considérer que derrière ces estimations intuitives résident une sagesse et un ensemble de repères éthiques auxquels il serait vital de se référer ? Et ne doit-on pas reconnaître que le refus de toute discussion est bien l’expression de la volonté d’une caste de maintenir ses privilèges et ses avantages aux dépens de l’intérêt général ? N’est-ce pas le signe d’une rupture du contrat social ?

L’écart abyssal entre salaires et revenus dans une même société et entre sociétés donne en effet le sentiment d’un jeu sans règles et sans correctifs, dans lequel certains peuvent s’enrichir d’une façon exponentielle sans avoir de compte à rendre à quiconque et sans que soit possible une discussion sur les critères et les structures qui leur ont permis d’atteindre ces sommets.

Extrait de "Le Facteur 12, pourquoi il faut plafonner les revenus", Gaël Giraud et Cécile Renouard, Editions Montparnasse, 18 €

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