France : l’épargne, cette inconnue

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Par Jacques Bichot Modifié le 17 juin 2016 à 6h53
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4,2 milliards ?En 2015, l'épargne des Français a atteint 4,2 milliards d'euros.

Dans Les Echos du 16 juin, deux articles proposent des vues diamétralement opposées sur l’épargne. Un éditorial de Guillaume Maujean, « Épargne, année zéro », regrette que « le pays gâche l’un de ses plus beaux atouts : la richesse de son épargne », du fait de la faiblesse de la rémunération des placements.

Et une interview de Pascale Hébel, directrice d’un des pôles du CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), regrette que les Français, et particulièrement les seniors, sacrifient la consommation à l’épargne. Elle estime que « cette situation doit absolument changer, sinon, à mesure que la population va vieillir, le taux d’épargne va encore augmenter et la consommation sera de moins en moins dynamique. »

Ces deux discours de sens opposé ont en commun une vision erronée de ce qu’est l’épargne. Le journaliste y voit visiblement la matrice de l’investissement, ce qui constitue une vision angélique. Et la chercheuse la considère comme un obstacle à la croissance, qui serait essentiellement tirée par la consommation. Bien sûr, aucun des deux n’a totalement tort : pour avoir de la croissance, il faut à la fois de l’investissement, sinon la production ne peut pas augmenter, et de plus en plus de consommation, sans quoi il n’y a pas de raison de produire davantage, et de ce fait pas de raison d’investir. Cependant l’investissement peut aussi se réaliser à l’aide d’une épargne qui n’est pas le fait des ménages, mais des entreprises – voire même de l’État, ça fait du bien de rêver un peu. Et surtout, hélas, il existe une épargne sans investissement.

L’épargne sans investissement

Regardons ce qui se passe en France et dans bon nombre de pays qui, comme le nôtre, on un déficit important de leurs finances publiques provenant de tout autre chose que de l’investissement, que ce soit la mauvaise productivité des administrations publiques ou l’excessive générosité de certaines prestations sociales. Ce déficit est financé par l’emprunt – en France, ceux du Trésor, de la CADES (la Caisse d’amortissement de la dette sociale), ou encore de l’Assurance-chômage. Qui dit emprunt dit épargne : il faut bien que des personnes ou des organismes détiennent ces titres, le plus souvent indirectement (via l’assurance-vie, notamment). Il s’agit d’une épargne sans investissement, c’est-à-dire de la mauvaise graisse sans laquelle on se porterait mieux.

Les déficits publics sont censés relancer la consommation et donc l’activité, l’emploi et l’investissement. Cela peut marcher une fois, peut-être deux, mais ensuite, quand on en est au dixième ou vingtième plan de relance par la consommation, le déficit et les taux d’intérêt artificiellement bas, l’impact négatif l’emporte sur les effets positifs. La mauvaise graisse s’accumule et il ne se produit même pas cet « effet de richesse » qui accompagne une épargne de bon aloi, celle qui donne confiance dans l’avenir et incite à ouvrir son porte-monnaie. L’épargne sans investissement génère ainsi un phénomène économique qu’il est possible de comparer trivialement à la constipation. Elle peut faire monter le prix des biens meubles et immeubles, des actions, et même d’horribles croûtes qu’une bonne dose de snobisme parvient à faire passer pour des œuvres d’art, mais en ce qui concerne les investissements productifs et la consommation, rien ne vient !

L’investissement génère l’épargne qui le finance

Heureusement, il existe une épargne qui correspond à la réalisation d’investissements. Acheter des actions existantes n’a qu’un rapport lointain avec l’investissement ; en revanche, souscrire à une augmentation de capital finance habituellement des extensions de capacité et des innovations. Le crédit bancaire également. À ce sujet, il est inepte de considérer la simple détention de monnaie comme une thésaurisation improductive : si la créance, même à vue, que je détiens sur une banque, a pour contrepartie le crédit qu’elle a accordé à une entreprise pour développer ses activités, il s’agit d’un financement de l’investissement efficace, complémentaire de la mise en réserve de bénéfices, des augmentations de capital et des émissions obligataires.

D’un point de vue dynamique, quand une entreprise contracte un emprunt bancaire pour développer ses activités, la monnaie qui fait ainsi son apparition – elle est créée d’un trait de plume, disaient jadis les bons auteurs ; aujourd’hui c’est d’un clic de souris, cela ne fait aucune différence – sert à rémunérer des facteurs de production, et donc finalement, pour une bonne part, des travailleurs. Passant de compte en compte, elle conserve sa qualité de moyen de financement de l’investissement tout en servant de moyen de paiement. Cette épargne liquide remplit fort bien son double rôle tant qu’aucune inquiétude ne diffuse dans le corps social, conduisant les détenteurs de monnaie soit à augmenter trop fortement leurs achats de biens et de services, ce qui engendre de l’inflation, soit au contraire à les ralentir, créant ainsi faillites et chômage.

Un équilibre à la fois robuste et délicat

Le mécanisme comptable décrit ci-dessus et le phénomène psychosociologique qui en détermine les effets sont tous deux assez mal connus. Pour ce qui est de la psychologie des foules, la difficulté est intrinsèque : nous aurions besoin de gouvernants et de présidents de banque centrale qui aient le mélange d’intuition et de connaissances parfois appelé « esprit de finesse », mais c’est une qualité assez rare. Concernant le mécanisme comptable, nous aurions surtout besoin de nous débarrasser de tout le fatras de formules tarabiscotées qui rendent obscures des choses en définitive très simples. Depuis des siècles, trop d’innovations financières ont pour fonction de cacher ou de déguiser la réalité. C’est à cela qu’il faudrait mettre un frein.

Il s’agirait en quelque sorte d’appliquer à la finance une parole du chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu : « que votre oui soit oui ; que votre non soit non ; tout ce qui est dit en plus vient du mauvais. » Mais hélas, le besoin que l’humanité a de la simplicité n’a d’égal que la propension des hommes à générer de la complexité inutile ou nocive dès qu’ils peuvent en retirer un avantage, fut-il très momentané.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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