Alcatel, Air France, Volkswagen : quand la duplicité tue l’entreprise

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Par Jean-Marie Valentin Publié le 2 novembre 2015 à 5h00
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11 millionsVolkswagen a vendu 11 millions de voitures équipées du logiciel truqué.

Devinette. Quel est le point commun entre le lynchage des dirigeants d’Air France, le golden parachute de Michel Combes et le scandale Volkswagen ? Vous donnez votre langue au chat ? La duplicité.

Dans l’imaginaire collectif une entreprise est une communauté, un ensemble de personnes, de relations et de moyens, mobilisés pour servir un but commun : fournir à des clients un bien ou un service promis, contre rémunération. Et l’enrichissement éventuel qui en résulte est partagé entre tous selon la nature et l’intensité de l’investissement de chacun au service de ce but. L’entreprise poursuit ainsi une fin utile, une finalité « sociale », dont la réalisation participe au développement de chacun. Les membres d’une entreprise sont invités à poursuivre des buts communs définis dans l’objet social, et à partager la même compréhension des moyens de les atteindre. Ce but et ces moyens constituent ensemble le « pacte social » auquel chaque partie prenante s’identifie et adhère.

Cette vision de l’entreprise est à la fois conforme à la pensée sociale chrétienne qui voit dans l’entreprise un bien commun précieux – c’est-à-dire une occasion pour chaque membre et pour le groupe auquel il appartient de donner le meilleur de lui-même - et à la loi française qui lui reconnait un « intérêt social » propre qui dépasse, pour mieux les embrasser, l’ensemble des intérêts particuliers des acteurs de l’entreprise. La duplicité en revanche, est le fait de poursuivre - au sein de l’entreprise - des buts qui lui sont extérieurs. L’actualité nous fournit trois business cases comme les aiment les écoles de management.

Après plus de dix années d’errements économiques et industriels, les salariés d’Alcatel-Lucent aspiraient à ce que Michel Combes soit l’un des leurs. Ensemble, ils partageraient le dessein de sauver cette entreprise pour préserver l’emploi et avoir la fierté qu’elle demeure leader de son marché. L’affaire du golden parachute leur révéla que leur dirigeant poursuivait avant tout, le dessein somme toute assez commun d’assurer sa propre fortune. Ce n’est donc pas un hasard si, dans cette affaire, le syndicat le plus véhément fut celui des cadres. Ceux-là même dont la mission fondamentale consiste à assurer la cohérence, l’articulation, la cohésion du groupe au service du même but. Duplicité.

Les salariés de Volkswagen quant à eux ont la fierté depuis des années de produire des voitures de grande qualité qui faisaient elles-mêmes la fierté de leurs propriétaires. Récemment, leur groupe devenait premier producteur mondial devant Toyota. Chacun pouvait se féliciter de cette réussite à laquelle ils collaboraient et dont ils pouvaient attendre une juste contrepartie. Ils découvrirent, abasourdis, que certains parmi eux avaient sciemment décidé de tricher en foulant au pied l’objet même de la société et les valeurs auxquelles ils croyaient. Quels buts poursuivaient cette poignée de dirigeants ? En aucune manière, ceux dictés par l’intérêt social. Aujourd’hui, La nouvelle direction promet des temps difficiles et un vaste programme « d’économies ». En guise d’économie, l’entreprise renoncera à des programmes d’investissements - qui hier encore été jugés utiles à la pleine réalisation de l’objet social - et à son empreinte sociétale, l’entreprise envisageant notamment de réduire son intervention dans le club de foot qui porte ses couleurs depuis des années. Renoncement et duplicité encore.

Air France est une entreprise malade et il semble que le mal soit profond. Deux séquences médiatiques sont venues nous le rappeler récemment : le lynchage odieux de dirigeants dans le cadre de leurs fonctions et l’interpellation d’autres dirigeants par une salariée en uniforme, les larmes aux yeux, leur demandant dialogue et considération alors que ceux-ci lui opposent sourire gêné, regard fuyant et silence assourdissant. Dans chacune de ces séquences, la « victime » perçoit l’inadéquation profonde entre ce qu’elle vit et le contrat social auquel elle adhère. Leur dignité même s’en trouve mise en jeu. Ce qui fera dire à l’un qu’il n’a pas reconnu « le visage de son entreprise » et à l’autre, sa fierté de porter cet uniforme qui marque son appartenance. Cela dit, cette situation semble surtout révéler une incapacité structurelle à partager un même constat, un même projet et les mêmes moyens de le mettre en œuvre. Et d’aucun de se demander si quelqu’un chez Air France s’intéresse encore à faire voler des avions à la satisfaction de ses clients. Perte de repère et duplicité encore.

Ces trois actualités récentes nous montrent les ravages économiques et sociaux de la duplicité dans l’entreprise, quels qu’en soient ses auteurs. Car en effet, si la duplicité de certaines organisations syndicales est dénoncée de longue date, justifiant de la sorte le naufrage de leur représentativité, ces affaires révèlent que ces organisations n’en ont pas le monopole. Chaque corps social, chaque membre de l’entreprise peut, à un moment donné, se mettre à poursuivre des objectifs extérieurs à ceux de l’entreprise. Et si la duplicité syndicale discrédite le syndicat, la duplicité patronale, elle, tue l’entreprise. Ces « affaires » ne sont pas des évènements isolés que le hasard aurait réunis. Ils sont la conséquence d’une modification profonde de la vision anthropologique de l’entreprise qui traverse l’économie contemporaine.

A une époque où l’individualisme et le communautarisme sont érigés en dogme, chacun a tendance à voir dans l’entreprise, non plus une fin à laquelle il participe, mais bien un moyen au service de ses intérêts individuels ou catégoriels. C’est un enjeu de vie ou de mort de nos entreprises. N’ayons aucun doute à ce sujet. Une entreprise ne vit et ne se développe que si ses membres participent à un même pacte social. Confiant dans le fait que ce pacte est partagé par tous, chacun est alors en mesure d’assumer sereinement les tâches et les missions qui lui incombent. C’est ce que la pensée sociale chrétienne appelle le principe de subsidiarité dont la mise en œuvre vise au plein épanouissement des organisations et des personnes qui y participent. La réaffirmation du pacte social au sein de l’entreprise s’avère d’ailleurs d’autant plus nécessaire, dans le contexte de la « dérégulation » du marché du travail. Plus les liens organiques et structurants découlant du contrat de travail vont se dissoudre au profit de modèles alternatifs d’indépendance, d’auto-entreprenariats et de collaboration, plus il sera nécessaire de réunir les acteurs de l’entreprise autour de pactes sociaux clairs et enthousiasmants, au risque sinon de créer des monstres économiques indifférents à la dignité des hommes et des femmes qui y collaboreront quels que soient leurs statuts.

C’est pourquoi le pacte social doit redevenir la boussole de l’entreprise et chacun doit constamment s’efforcer d’y ajuster ses comportements et ses décisions. Ce souci de cohérence est un combat quotidien qui doit être mené d’abord et avant tout par les dirigeants de l’entreprise en ce qu’ils en sont les gardiens légaux et symboliques. Et cette vigilance ne s’exerce pas qu’envers les acteurs internes de l’entreprise. Elle doit s’exercer à l’égard même de ses actionnaires. Car certaines tendances de fond du « capitalisme » contemporain participent aujourd’hui à ériger la duplicité en système : le développement technologique des marchés financiers (finance à haute fréquence, analyse graphique, robotisation des ordres de bourses) et l’industrialisation d’une certaine forme du Private Equity rendu possible par un recours quasi illimité à la dette tendent à réduire les entreprises à autant d’abstractions financières. Les nouveaux héros du capitalisme mondial ont changé le paradigme. L’entreprise cesse d’être un « pacte social » ou une « institution » pour devenir une classe d’actifs parmi d’autres, le sous-jacent de produits financiers complexes, l’instrument de la fortune de quelques-uns. L’acceptation sociale de ces pratiques et de ces fortunes parfois obscènes, conduit subrepticement de plus en plus d’acteurs de la scène économique à adopter de bonne foi des comportements dupliques.

Dans ce nouveau contexte anthropologique, il est tentant pour les actionnaires de vouloir considérer les dirigeants comme leurs « obligés » comme il est tentant en retour pour les dirigeants de se mettre au service des intérêts exclusifs des actionnaires. Les schémas de rémunération assis sur la performance financière de la société y conduisent d’ailleurs assez naturellement.

Pourtant dans ce contexte, le rôle du dirigeant est plus déterminant que jamais. Car s’ils doivent leurs postes aux actionnaires, ils n’en sont pas moins institués « mandataires sociaux », c’est-à-dire mandataires de la société et non des actionnaires qui les nomment. Et nous n’avons jamais vu qu’une société ait pour objet statutaire de faire la fortune de ses associés. Certes, c’est une issue souhaitable et respectable, mais elle n’est que l’heureuse conséquence du plein accomplissement par l’entreprise de son objet social. En France, être dirigeant, c’est donc réussir à réunir sous son autorité, toutes les parties prenantes de l’entreprise autour d’un même pacte social. Pour se faire il leur appartient de veiller à tout moment au respect de leur liberté et de leur indépendance au service de ce pacte et de s’assurer des motivations morales qui guident leurs choix personnels dans l’exercice de cette tâche. C’est une tâche ardue, complexe et parfois ingrate. Elle implique une posture de serviteur. C’est sans doute pour cela que la pensée sociale chrétienne y voit un chemin de sainteté et que nous y croisions si peu de personnes qui puisent y prétendre ! Mais en prendre conscience est déjà un premier pas.

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Jean-Marie Valentin est avocat, et Président des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens de Paris

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