1,2 milliard d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?

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Par Jean-Pierre Corniou Modifié le 21 novembre 2012 à 5h44

Lorsqu’en mai 1771 Nicolas-Joseph Cugnot fit rouler, par ses propres moyens, son lourd fardier à vapeur pour tirer une pièce d’artillerie, il ne pouvait pas imaginer que cet « automobile » rencontrerait un succès tel qu’il léguerait aux générations suivantes un problème majeur. Maîtriser la profusion de ces objets d’autant plus encombrants que leur accumulation les transforme en « auto-immobiles » allait en effet devenir, 240 ans plus tard, un problème de société. L’automobile présente un double visage. Instrument du rêve prométhéen de liberté et de puissance de l’homme, elle s’est transformée progressivement en espèce invasive. Désirable individuellement, crainte collectivement, l’automobile est le fruit d’une histoire collective qui marque l’époque et le monde.

Les termes de la dramaturgie automobile sont posés. L’automobile est un objet lourd qui prend de la place, à l’arrêt comme en mouvement. Prosaïquement et sans romantisme, une voiture, c’est 10 m2 et 1,5 tonne... C’est aussi un produit privé qu’on ne peut pas utiliser sans que soient mises en œuvre par la collectivité des infrastructures complexes et coûteuses. C’est une solution au déplacement individuel qui ne peut seule gérer efficacement le partage entre tous les usages. Elle impose une gestion collective de la liberté individuelle qui conduit à la multiplication des mesures de contrôle pour lesquelles l’ingéniosité du régulateur a été sollicitée depuis plus de 190 ans dès l’apparition des premiers « automobiles » en Grande-Bretagne. L’arsenal d’outils mis en place fait appel à toutes les techniques légales réglementaires, fiscales, normatives, tant sur le produit lui-même que sur les conditions de son usage.

Depuis le XIXe siècle, l’automobile a généré une cohorte de règles qui représentent partout dans le monde une source majeure de recettes fiscales... et de dépenses de régulation et de contrôle. Car le succès de l’automobile, qui conduit à sa multiplication naturelle, rend, aux limites de son modèle de développement, son usage improbable et sa possession illusoire. Et pourtant ! L’histoire de l’automobile démontre que ce produit, plus que tout autre, est porteur d’une dimension symbolique au moins autant qu’utilitaire. La rationalité de l’acquéreur, jusqu’alors, s’est rapidement dissipée devant le plaisir de la possession statutaire et le sentiment de puissance et de plaisir au volant.

Toute l’histoire de l’automobile oscille autour de ces deux pôles : d’une part un désir individuel de liberté et de reconnaissance statutaire, d’autre part une réponse fonctionnelle efficace à un besoin de déplacement. Où mettre le curseur ? Qui doit le posi-tionner ? Le marché, avec l’arme du prix, l’État avec les lois et la fiscalité ? Et dans quel but ultime ? On ne modifie pas aisément un modèle qui a fait ses preuves, car la tolérance à la réglementation et au prix est proportionnelle à la valeur d’usage. L’automobile a un puissant pouvoir d’attraction, addictif même, qui pèse sur les décisions individuelles. Changer cet équilibre micro-économique se révèle très délicat. La vérité est qu’il n’existe pas d’autorité en mesure de modifier rapidement la course de l’automobile vers les volumes. Il n’y a pas de pression suffisante ni sur les coûts ni sur les conditions d’usage pour que les automobilistes s’autodisciplinent et que les constructeurs adoptent une limitation volontaire des puissances. Rien dans plus d’un siècle d’histoire de l’automobile qui a pourtant connu de multiples crises internes et liées ou pétrole ne permet d’envisager une rupture dans les pratiques.

L’automobile a apporté tant aux pays pionniers : satisfaction individuelle, liberté des horaires et des itinéraires, emplois nombreux et qualifiés, ouverture à la civilisation des sites les plus reculés, accès au tourisme pour tous... Le même désir se vit dans les pays émergents. Dans ce bilan général, les victimes de la route comme des nuisances quotidiennes, les émissions de gaz toxiques et à effet de serre, les tensions géopolitiques n’ont pas pesé lourd. Ces dysfonctionnements ont été gérés, au fil des événements, comme des dégâts collatéraux de cette arme de progrès indiscutable. Aujourd’hui, alors que nous commençons à comprendre l’impact systémique de l’automobile, peut-il encore en être de même ?

La question centrale de ce début de XXIe siècle, après 130 ans d’essor continu de l’automobile, est bien de s’interroger sur la poursuite de cette croissance sans frein et sans vision globale. En 2011 ont été produits 80 millions de voitures particulières et d’utilitaires légers. Le stock mondial de véhicules est estimé à 800 millions. En 2011 également, l’Agence Internationale de l’Énergie estime que la production de gaz à effet de serre, sous forme de CO2 a atteint le record absolu de 31,6 gigatonnes, en augmentation de 3,2 % par rapport à 2010. Le pétrole représente 35 % de ces émissions, On considère que la production d’automobiles devrait monter à 120 millions par an et le stock rapidement dépasser, vers 2020, 1,2 milliard de véhicules puis en 2035 1,7 milliard. Quelles conséquences pour le monde ? Quelles tensions sur les ressources naturelles, matières premières, énergie, espace ? Quelles conséquences sociétales pour les villes et la santé publique ?

L’automobile, l’industrie des industries, est devenue un système mondial qu’il faut traiter dans sa globalité. Or les questions complexes impliquent une vue systémique des interactions entre composants et échappent aux modes de régulation classique qui ne traitent généralement qu’un élément à la fois : emploi, développement économique, sécurité, énergie, pollution, urbanisme, infrastructures... Or toute l’histoire de l’automobile est marquée par des décisions de circonstance. À chaque problème, à chaque époque, sa solution. La mobilité englobe chacun des composants et fait l’objet quotidiennement de micro-arbitrages de chaque acteur social. L’automobile suscite des passions intenses, ceux qui l’adorent comme ceux qui la détestent... Mais au moment de choisir un moyen de transport, ce sont des considérations économiques et pragmatiques qui l’emportent.

Aussi il n’est pas question d’adopter un point de vue polémique ou à charge, mais d’observer qu’en toutes choses, le poison, c’est la dose. Au-delà de certaines limites, un bienfait se transforme en problème. Quarante ans après le rapport Meadows, publié pour le Club de Rome en mars 1972, on constate que se confirment les prévisions de ces experts, très contestées à l’époque. Ils mettaient en évidence, pour la première fois, les tensions inéluctables que la croissance de la population et de la production allaient créer sur les ressources naturelles. Le rapport Randers, publié en mai 2012, est encore plus pessimiste. Il constate que si les données ont été confirmées par les faits, l’absolue incapacité de la communauté humaine à se doter d’une vision et d’une gouvernance à long terme renforce les risques de rupture systémique avant la fin du siècle. Le scepticisme cynique qui a pu, un temps, servir de stratégie n’est plus de mise. Vouloir négliger l’impact d’une augmentation d’un tiers de la demande d’énergie d’ici 2035, avec une population accrue de 1,7 milliard d’hommes, serait d’un absurde pathétique.

Aussi, prendre position pour dégager des solutions est devenu une ardente obligation. Nous pensons, en refusant toute schématisation du débat entre autophiles et autophobes, que l’automobile ne peut plus avancer à l’identique et doit se transformer. Ce qu’on appelle crise de l’automobile dans les pays matures n’est que l’expression de cette transformation, plus subie que préparée. Mais si les pays matures doivent reconsidérer leur relation à l’automobile, il en est dès maintenant de même pour les pays émergents. Ils sont confrontés à la responsabilité de satisfaire les besoins de mobilité de leur popula- tion en intégrant la vision globale de l’impact de l’automobile sur la société et les ressources naturelles. Ils ne peuvent désormais en ignorer les défis et doivent contribuer à faire émerger les solutions. Aussi la fuite en avant des constructeurs vers les pays émergents avec un modèle de développement identique à celui parcouru par les pays pionniers ne peut être considérée comme une option durable, même si elle semble apporter un répit salvateur.

De toutes les réflexions sur la mobilité en cours dans le monde, un consensus émerge. L’avenir sera multimodal, multi-énergies, multi-choix. Pour construire ce futur de façon équilibrée, en minimisant les crises et les tensions, une politique volontariste et sans démagogie s’impose. Pour éviter l’affrontement et la crise, les options du futur imposent l’analyse fine et documentée des solutions, la concertation entre acteurs, la complémentarité plutôt que l’opposition frontale et idéologique. L’avenir de l’automobile s’inscrit dans un débat plus large, l’avenir de la civilisation. Il en constitue une pièce majeure. Aucun pays, aucun groupe social ne peut en porter seul le poids. Il ne peut être le fruit que d’une vaste réflexion internationale rassemblant les industriels de l’automobile et de l’énergie, les autorités responsables du transport, les États, les scientifiques, comme les représentants des peuples, citoyens et consommateurs. Un tel exercice n’a jamais encore eu lieu. Est-il utopique ?

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Après avoir été directeur des systèmes d'information de grandes entreprises pendant plus de seize ans -Sollac, Usinor, Renault- , à l'issue d'une carrière de haut fonctionnaire dans la fonction publique, je cherche avec avidité à comprendre les mécanismes d'innovation qui permettent la diffusion des technologies de l'information au coeur des entreprises, des foyers, des administrations. Désormais de "l'autre côté du miroir", comme directeur général adjoint de la société de conseil Sia conseil, que vient de rejoindre après avoir dirigé EDS Consulting Services France, je poursuis comme consultant une autre phase de mon engagement professionnel au service du développement des technologies de l'information et de la connaissance comme levier de transformation des processus de travail et des comportements. Mais au-delà des TIC, il est clair que la "globalisation numérique" pose de redoutables problèmes que nous devons aborder lucidement.A travers ma pratique professionnelle, les conférences et l'enseignement, l'écriture, l'engagement associatif - j'ai été président du Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises (CIGREF) entre 2000 et 2006 et à l'origine d'EuroCIO-, je mène en paralléle une réflexion sur l'innovation et la transformation des organisations à travers les technologies de l'information et l'action d'un dirigeant confronté aux problèmes opérationnels et stratégiques. Auteur, j'ai écrit en 1990, avec mon ami Nathan Hattab, "Qui a encore peur de l'informatique ?", publié chez Eyrolles, en 2002 " La société de la connaissance" et en 2008 "La société numérique" publiés chez Hermés Lavoisier. "La société de la connaissance" est disponible en anglais depuis janvier 2006 sous le titre "Looking back and going forward in IT", ISTE Ltd. Je viens d'achever l'écriture, pour Dunod, d'un ouvrage de réflexion sur l'impact d'internet sur les différents rouages de la société "Le Web 15 ans déjà ! Et après ? ", qui paraît le 14 janvier 2009. Ce site permettra une mise à jour régulière du livre. Je collabore réguliérement à plusieurs publications professionnelles et enseigne au mastère en systèmes d'information HEC/Mines de même qu'à l'Université de Paris-Dauphine, où je suis professeur associé, et à l'Ecole de management des systèmes d'information (EMSI) de Grenoble Ecole de Management.

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