Affaire Tapie-Adidas : décryptage d’un naufrage

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Par Denis Mouralis Publié le 9 mars 2015 à 5h00
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405 millions ?Bernard Tapie a été sommé de rendre les 405 millions d'euros reçus en 2008.

Voici deux semaines, ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Tapie – Adidas » a connu un rebondissement important : la Cour d’appel de Paris a, par un arrêt du 17 février 2015, admis le recours en révision intenté par le Consortium de réalisation (CDR) contre la sentence arbitrale qui avait accordé 405 millions d’euros de dommages et intérêts à Bernard Tapie. Cette décision de justice appelle quelques explications.

Un litige qui remonte à plus de 20 ans

La sentence arbitrale de 2008, rétractée par la Cour d’appel de Paris le 17 février 2015, avait statué sur plusieurs litiges qui opposaient Bernard Tapie, son épouse et plusieurs sociétés qu’ils avaient constituées, aux Consortiums de réalisation (CDR). Ces deux sociétés de défaisance avaient été créées dans les années 1990 afin de récupérer les dettes et les créances du groupe Crédit lyonnais considérées comme problématiques, dans le cadre d’un plan destiné à assainir la banque.

Ces litiges portent, d’abord, sur la revente d’Adidas, en 1993, pour laquelle Bernard Tapie avait mandaté une filiale du Crédit lyonnais. Selon Bernard Tapie, la banque lui aurait causé un préjudice en revendant Adidas à l’une de ses filiales pour un prix inférieur à sa valeur et en ne lui accordant pas les concours bancaires qui lui auraient permis de vendre dans de meilleures conditions.

Le 30 septembre 2005, la Cour d’appel de Paris avait d’ailleurs déjà, à ce titre, condamné le CDR à verser à Bernard Tapie la somme de 135 millions d’euros mais l’arrêt a été cassé (annulé) par la Cour de cassation, le 9 octobre 2006, parce qu’il avait aussi condamné le Crédit lyonnais alors que seule une de ses filiales était concernée en qualité de mandataire et parce que celle-ci, contrairement à ce qu’avait jugé l’arrêt d’appel, n’avait pas commis de faute en refusant les crédits sollicités par Bernard Tapie à cette occasion.

Le recours à l’arbitrage : 405 millions d’euros accordés à Bernard Tapie

Par suite de la décision de la Cour de cassation, ce différend devait être de nouveau tranché par la Cour d’appel de Paris. Mais d’un commun accord, les parties ont décidé de le soumettre à l’arbitrage, ainsi que plusieurs autres procédures qui étaient en cours sur d’autres sujets : action en remboursement d’un prêt consenti à une société de Bernard Tapie, action en responsabilité contre les banquiers pour octroi et refus fautifs de prêts, action en responsabilité à propos du placement en liquidation judiciaire de Bernard Tapie et de ses sociétés.

C’est ainsi que, par une sentence rendue le 7 juillet 2008 et d’autres sentences complémentaires du 27 novembre 2008, le tribunal arbitral a condamné le CDR à verser à Bernard Tapie 405 millions d’euros de dommages et intérêts. Cette sentence est l’équivalent d’un jugement, les parties ayant choisi de mettre fin aux procédures qui les opposaient devant la justice et de s’en remettre à l’arbitrage, qui est une forme de justice privée, fréquemment utilisée dans le monde des affaires.

Le recours en révision de la sentence, une procédure exceptionnelle

Comme tout jugement, une sentence arbitrale peut faire l’objet de différents recours, notamment un recours en annulation, porté devant la Cour d’appel, mais, ici, le CDR a exercé ce recours hors délai (plus d’un mois après que la sentence lui a été notifiée). Restait alors le recours en révision. Cette procédure permet de remettre en cause un jugement lorsqu’on découvre que les juges ont été trompés par une fraude. Ce recours peut être exercé dans les deux mois qui suivent la découverte de la fraude. Il doit être porté devant la Cour d’appel (sauf si on peut encore réunir le tribunal arbitral pour le lui soumettre).

Toutefois, à l’époque où cette sentence a été rendue, ce recours n’était possible que si l’arbitrage était interne. Cette restriction a depuis été supprimée par une réforme de janvier 2011, mais les règles anciennes s’appliquent encore aux sentences antérieures. En effet, la loi distingue l’arbitrage interne et l’arbitrage international, ce dernier bénéficiant d’un régime beaucoup plus libéral. La Cour d’appel devait donc ici décider si l’arbitrage était interne ou international. Or, le critère de l’arbitrage international est le suivant : il doit porter sur une opération qui a réalisé, ou aurait dû réaliser, un transfert de biens, de services, de fonds, de technologie ou de personnel à travers les frontières. On pouvait donc s’interroger ici sur la nature de l’arbitrage, puisqu’il concernait, entre autres, la vente d’Adidas, société allemande.

La Cour d’appel a retenu l’arbitrage interne et la fraude

Pourtant, la Cour d’appel vient de décider que l’arbitrage était ici interne, parce qu’il ne portait pas seulement sur cette question, mais sur plusieurs autres litiges, qui étaient purement internes (actions en responsabilité et actions en remboursement de prêts entre parties françaises pour des faits qui se sont produits en France). Même en ce qui concerne Adidas, fait observer la Cour, le recours à l’arbitrage n’était pas prévu dans le mandat de vente lui-même, mais a été décidé 15 ans après, en 2007, dans le cadre d’un accord destiné à solder, grâce à l’arbitrage, la totalité du contentieux entre les parties. Dès lors, le recours en révision était recevable.

Par ailleurs, la Cour a estimé qu’une fraude avait été commise, au vu des preuves qui lui ont été produites (manque d’indépendance d’un des trois arbitres). Par son arrêt du 17 février 2015, elle a donc rétracté les sentences, ce qui a le même effet qu’une annulation : ces sentences n’existent plus.

Quelles sont les prochaines étapes de la procédure ?

La rétractation des sentences impose maintenant de trancher de nouveau les litiges opposant Bernard Tapie au CDR car le fait que la Cour d’appel ait identifié une fraude ne signifie pas que Bernard Tapie n’a droit à rien, mais seulement que le tribunal arbitral n’a pas pu lui accorder, objectivement, ce à quoi il avait droit.

C’est pourquoi la Cour d’appel a déjà prévu de renvoyer l’affaire à une audience, le 29 septembre prochain, pour que les parties plaident le fond du dossier. A cette date, elle rendra une décision sur les diverses actions en justice qui avaient été soumises à l’arbitrage.

Bernard Tapie a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel du 17 février 2015, mais cela n’empêchera pas cette dernière de statuer au fond cet automne. Vraisemblablement, la Cour de cassation ne se prononcera qu’après la décision de la Cour d’appel au fond. Selon les règles de procédure civile, si l’arrêt du 17 février 2015 est cassé, cela entraînera l’annulation de toute décision que la Cour d’appel aurait pu, entre-temps (après l’audience du 29 septembre), rendre sur le fond. En clair, si l’arrêt du 17 février 2015 était cassé par la Cour de cassation, la sentence de 2008 renaîtrait et ne serait plus remise en cause. Les éventuelles nouvelles décisions de la Cour d’appel suite à l’audience du 29 septembre tomberaient d’elles-mêmes et ne s’appliqueraient pas.

Bernard Tapie doit-il restituer les sommes perçues ?

L’arrêt du 17 février 2015 pose une autre question, celle de la restitution des sommes perçues en 2008 (405 millions d’euros) par Bernard Tapie en exécution de la sentence rétractée. Bien que la Cour d’appel n’ait rien dit sur ce point, la rétractation suppose nécessairement une telle restitution, comme le souligne très justement le professeur Thomas Clay, un des meilleurs spécialistes du droit de l’arbitrage.

En outre, le pourvoi en cassation de Bernard Tapie, qui n’est pas suspensif, ne peut empêcher l’exécution de l’arrêt d’appel. Simplement, comme le font observer les avocats de Bernard Tapie, la Cour n’ayant pas expressément ordonné la restitution, on peut aussi comprendre qu’il faut attendre sa décision au fond, qui pourrait accorder de nouvelles indemnités à Bernard Tapie : il faudrait alors compenser ce qu’il doit restituer et ce que le CDR lui doit.

Concrètement, le CDR peut mandater un huissier de justice pour saisir les biens de Bernard Tapie. Celui-ci pourra alors contester les saisies devant le juge de l’exécution. On peut s’interroger sur ce que ce dernier décidera. Cela dit, le CDR dispose d’un autre moyen de pression : il peut demander la radiation du pourvoi en cassation si Bernard Tapie n’exécute pas l’arrêt. Dernière possibilité offerte par le Code de procédure civile : les parties peuvent demander à la Cour d’appel d’interpréter elle-même sa décision sur cette question de la restitution.

Atouts de l’arbitrage et précautions à prendre

Si l’affaire Tapie n’est pas représentative de l’arbitrage, elle démontre, et c’est sans doute rassurant pour ses usagers, qu’un contrôle judiciaire effectif des sentences arbitrales existe. Dans les relations économiques, internes ou internationales, l’arbitrage est, de fait, couramment utilisé pour résoudre les litiges, parce qu’il présente de nombreux avantages par rapport à la justice étatique : rapidité, efficacité, simplicité, souplesse, plus grande disponibilité des arbitres pour étudier le dossier. Il existe même des centres d’arbitrages, très sérieux et réputés, qui peuvent aider les parties à organiser l’arbitrage.

De plus, lorsqu’un litige oppose des entreprises de pays différents, elles préfèrent souvent s’en remettre à une juridiction privée et neutre, plutôt qu’au juge de l’un ou l’autre pays, dont elles craignent, à tort ou à raison, une certaine partialité. Enfin, grâce à une convention internationale (Convention de New York du 10 juin 1958), ratifiée par la majorité des États du monde, les sentences internationales sont généralement plus faciles à exécuter que les jugements étrangers.

La plupart du temps, ces arbitrages, qu’ils soient domestiques ou internationaux, se déroulent sans accroc, les principes essentiels du procès équitable étant respectés : impartialité et indépendance des arbitres, égalité entre les parties, débat contradictoire. Au début de la procédure, les arbitres doivent révéler tous les faits de nature à créer des doutes sur leur indépendance et leur impartialité et les parties peuvent alors contester leur désignation.

Pour éviter d’en arriver au cas de l’affaire Tapie, d’être ainsi confrontées à des recours en annulation ou en révision de la sentence arbitrale, les parties ont intérêt à prendre certaines précautions en amont. Notamment, il est essentiel qu'elles recourent à des centres d’arbitrage reconnus, tels que le CMAP (Centre de Médiation et d'Arbitrage de Paris, www.cmap.fr). Elles jouissent alors d’une plus grande sécurité. Même lorsque les parties choisissent elles-mêmes les arbitres, le centre vérifie toujours qu’ils ne présentent aucun conflit d’intérêts. Par exemple, les membres de la Commission d’arbitrage du CMAP, qui connaissent parfaitement le milieu de l’arbitrage et ses acteurs, sont à même d’apprécier l’indépendance et l’impartialité des arbitres pressentis. En cas de difficulté ou de contestation concernant un arbitre, le CMAP peut trancher la question très rapidement, ce qui est essentiel. Et puis, évidemment, il est recommandé aux parties de lire attentivement la déclaration d’indépendance de chaque arbitre et de ne pas hésiter à demander des explications en cas de doute : l’arbitrage doit reposer sur la confiance entre les parties et les arbitres.

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Denis Mouralis est Professeur de droit à l'Université d'Avignon, spécialisé dans l'arbitrage, le droit international, et le droit des affaires. Il est également Conseiller du Centre de médiation et d’arbitrage de Paris (CMAP).

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