L’Europe au bord de la noyade

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Par Gaël Giraud Modifié le 21 novembre 2012 à 5h36

L’agence Bloomberg a fait savoir, le 9 décembre 2011, que BNP Paribas venait de vendre pour 1,5 milliard d’euros de CDS [Credit Default Swap, asurances sur un crédit, NDLR] sur la dette publique française. En cas de dégradation de la notation de la France, la valeur du portefeuille des banques françaises qui se sont livrées à pareille transaction sera affectée à la baisse car la probabilité qu’elles aient à assumer leur rôle « d’assureurs » en remboursant aux acheteurs de CDS la perte induite par la détérioration des finances publiques françaises (perte théorique puisque ces acheteurs peuvent fort bien n’avoir aucune exposition au risque souverain français) aura augmenté. Si la dépréciation des bilans des banques françaises devait mettre en péril leur survie, l’Etat serait obligé d’intervenir afin de les soutenir – intervention publique qui provoquerait alors un accroissement de la dette publique française. De sorte que les agences de notation pourraient revoir à la baisse la notation de la France. Ce qui déprécierait encore davantage le bilan des banques vendeuses de CDS...

Ce qui vaut pour la France vaut également pour tous les pays de la zone euro. Résultat ? Les CDS sur les dettes souveraines européennes risquent de jouer le rôle d’un élastique qui relierait deux nageurs en train de se noyer : les banques et les Etats. En volant au secours des banques depuis 2008, les Etats se sont mis eux-mêmes en danger, nous l’avons vu. La situation est analogue à celle d’un sauveteur qui coulerait en tentant de sauver un baigneur de la noyade. C’est précisément la raison pour laquelle ne pas venir au secours d’un noyé est l’un des rares exemples de non-assistance à personne en danger qui ne soit pas puni par le droit français. Nul n’est tenu de mettre sa propre vie en danger pour sauver autrui.

A présent, en jouant le rôle d’assureurs de la dette publique sur le marché des CDS, voilà que les banques se portent garantes des Etats. Autant demander à quelqu’un qui se noie de venir au secours de son sauveteur ! Un double élastique relie désormais le nageur et son sauveteur : si le premier coule, le second sera entraîné avec lui. Si le second coule, le premier sera, lui aussi, entraîné vers le fond. Tous deux sont condamnés à se sauver ensemble ou à mourir ensemble. La conséquence immédiate est que, «grâce» aux CDS, les Etats européens peuvent moins que jamais s’offrir le luxe de laisser se dégrader la situation de leurs banques : car une dégradation sera aussitôt démultipliée par le jeu pervers des CDS. C’est un peu comme si l’élastique qui relie le nageur et le sauveteur impliquait que, déjà au bord de la piscine, si le nageur gémit avant même d’être mouillé, le sauveteur est tout de même contraint de lui prodiguer des soins, de peur que tous deux ne finissent un jour par tomber à l’eau...

L’impasse dans laquelle nous conduit l’usage des CDS sur les dettes souveraines est révélatrice de la situation globale dans laquelle la zone euro se trouve prise en otage. L’économie « réelle » de l’Italie du Nord est suffisamment solide pour que les observateurs aient toutes les raisons de penser que la situation italienne n’a rien à voir avec celle de la Grèce. Dans la mesure où elle est de surcroît majoritairement détenue par des Italiens, la dette publique italienne ne devrait guère provoquer de remous sur les marchés obligataires. Il n’empêche que le taux auquel l’Italie emprunte sur les marchés atteint des sommets déraisonnables (au-delà de 6%) et lui fait courir le risque de l’effet boule de neige (la frontière se trouvant, selon certains, un peu au-dessus de 7 %...). Pourquoi ? Parce que de nombreuses banques italiennes détiennent de la dette souveraine italienne. Un évènement de crédit affectant la dette italienne plongerait son secteur bancaire dans une situation probablement catastrophique. Du coup, l’élastique entre le nageur et le sauveteur se tend – tout simplement parce que tout le monde sait qu’aucun des deux ne pourra porter l’autre hors de l’eau.

On comprend pourquoi les constructions qui ont été échafaudées en hâte depuis le déclenchement de la crise des crédits subprime – Fonds européen de stabilité ́ financière (FESF) puis Mécanisme européen de stabilité (MES) – ne permettent pas de résoudre le problème financier : aucune de ces institutions n’a les moyens de sauver à la fois le secteur bancaire européen et les Etats. Pourquoi ? Parce que le MES comme le FESF sont censés prêter de l’argent qu’ils empruntent eux-mêmes sur les marchés ou que prêtent les Etats membres de la zone euro. Pour l’instant, le taux d’emprunt reste faible parce que l’Allemagne et la France leur ont accordé leur garantie et parce que beaucoup d’investisseurs, dans le monde, souhaitent investir dans l’euro. Non par sympathie pour le projet européen mais parce que nombreux sont ceux qui ont un besoin impératif de diversifier les devises dans lesquelles sont libellés leurs portefeuilles. Ayant compris que le dollar n’est plus une valeur sûre (les Etats-Unis sont encore plus endettés que l’Europe et encore moins en mesure de rembourser leur dette), beaucoup cherchent à placer leur argent en euro. C’est l’unique raison pour laquelle l’Allemagne et même la France ont réussi, début 2012, à emprunter à des taux négatifs : la prétendue vertu de ces deux pays (dont la dette publique est supérieure à celle de l’Espagne !) n’y est pour rien. Car, en réalité, tout le monde sait bien que, si le nageur Espagne ou Italie venait à couler, l’Allemagne et la France se noieraient avec lui. C’est la défiance à l’égard du dollar américain qui explique l’« heureuse surprise » de taux d’emprunt réels négatifs.

Refuser de rompre avec la logique qui consiste à emprunter sur les marchés l’argent dont nous avons besoin pour éponger nos dettes c’est construire une vaste pyramide de Ponzi à l’échelle européenne et faire le pari que les investisseurs continueront de croire que la garantie allemande est fiable – alors que la CDU et de nombreux économistes allemands ne cessent de répéter que l’Allemagne refusera de payer pour les autres. Ce que l’on peut comprendre : le « modèle » allemand a conduit à l’appauvrissement des classes moyennes d’outre-Rhin. De sorte que si, un jour, cette «garantie allemande» devait être vraiment mobilisée, on peut soupçonner que l’Allemagne serait fortement tentée de quitter la zone euro, éventuellement accompagnée de l’Autriche et des Pays-Bas.

Ce pari pourrait s’effondrer à la prochaine panique financière, capable de faire glisser l’Espagne ou l’Italie sur la pente où les boules de neige ne cessent jamais de grossir. Jusqu’à ce que la faillite soit déclarée et les dettes, annulées... Au fait, les paniques financières, comment arrivent-elles ? Et pourquoi ?

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Gaël Giraud est jésuite. Il est docteur en mathématiques appliquées, normalien (Ulm), diplômé de l'École nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE), est chercheur au CNRS ainsi que chercheur associé à l’École d'économie de Paris et consultant scientifique. Il est l'auteur de "L'illusion financière : pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire" aux Editions de l'Atelier.

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