Il faut lutter contre la grande pauvreté

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Par Jacques Bichot Publié le 4 février 2016 à 5h00
France Pauvrete Situation Davos Forum
8,5 millionsLa France compte 8,5 millions de personnes en situation de grande pauvreté.

Après Piketty, c’est au tour d’Oxfam de stigmatiser la croissance des inégalités de richesse. Cette confédération d’associations désireuses de "mobiliser le pouvoir citoyen contre la pauvreté" proclame à l’intention du prochain forum de Davos : "62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale".

La ficelle commençant à être un peu grosse, même Le monde, publication peu suspecte de partialité en faveur des riches, trouve que le rapport d’Oxfam est "à prendre avec précaution". Notre propos n’est pas d’en rajouter aux critiques assez pertinentes formulées dans ce journal, mais de réfléchir à la notion même d’inégalité de richesse.

Tout d’abord, quand on parle de richesse, de quoi parle-t-on au juste ? Ce peut être la possession de biens destinés à un usage personnel, pour mener une vie agréable, et d’argent pour se procurer de tels biens. Mais il s’agit là d’un domaine assez plafonné. L’utilité marginale d’une voiture de plus, ou d’une centaine de chevaux de plus sous le capot, ou de la possibilité de "claquer" un million d’euros de plus, est assez modeste quand on a déjà une Rolls et une Ferrari, et assez d’argent pour miser le maximum autorisé quand on joue à la roulette. Les fortunes qui se mesurent en milliards d’euros ne constituent donc pas un instrument de jouissance ordinaire. S’il est excitant d’être en possession d’une très grande fortune plutôt que de quelques millions d’euros, c’est parce que les milliards, à la différence des millions, donnent accès au pouvoir économique.

Bien entendu, chacun de nous détient un brin de pouvoir économique, même si ses revenus se situent au niveau du minimum vital et si son patrimoine net est nul ou négatif. Mais le pouvoir d’un grand capitaliste est autre chose : il peut poser des actes qui modifient la marche de l’humanité de manière autre qu’infinitésimale. Un salarié aisé peut offrir à une ONG les moyens de sauver une ou deux personnes d’une maladie tropicale qui fait des millions de victimes chaque année. Mais un Bill Gates peut créer et doter une fondation capable de changer sensiblement la situation sanitaire en Afrique – et c’est ce qu’il a fait.

Autrement dit, la fortune est un moyen d’action. Un multimilliardaire est comparable au ministre des finances, voire au Premier ministre, d’un pays d’une certaine taille : pas la Chine, l’Inde ou les États-Unis, mais la Belgique ou l’Autriche, voire l’Italie ou la France. Et le rapport de pouvoir entre un Chef d’État et un électeur est tout aussi élevé qu’entre un magnat de l’industrie, de l’internet ou de la finance, et un ouvrier. Certes, dans une démocratie les urnes peuvent siffler la fin de partie pour un homme politique majeur, mais bien souvent il lui reste un capital politique conséquent, suffisant pour qu’il puisse espérer "se refaire" d’ici les prochaines élections, exactement comme un homme d’affaires après un revers de fortune.

Dans les deux cas, le scandale n’est pas l’importance des inégalités, mais le déficit de sens des responsabilités, de conscience morale. Il n’existe pas d’exemple, à ma connaissance, de société humaine dépourvue de hiérarchie : la distribution inégale du pouvoir, que ce soit celui de l’argent ou le pouvoir politique, est un ingrédient incontournable de la structure sociale. Si les détenteurs du pouvoir, tant économique que politique, ont le souci du bien commun, s’ils sont raisonnablement altruistes, s’ils ont un sens du devoir à la hauteur des responsabilités qu’ils exercent, leur pouvoir rend service aux autres hommes. Il en va différemment s’ils sont égoïstes et s’ils prennent plaisir à humilier plutôt qu’à respecter les "petits".

Les inégalités importantes sont des indicateurs de la concentration du pouvoir. Le fait est que nos sociétés ont évolué dans le sens d’une forte concentration du pouvoir économique et du pouvoir politique, notamment en raison des économies d’échelle et de l’utilité qui est liée à une certaine uniformisation. S’il y avait des milliers de sociétés faisant un travail du genre de ce que fait Google, ce ne serait probablement pas très performant ni très pratique. Et si le monde était divisé en milliers de petits états indépendants, cela poserait également des problèmes.

Mais ne croyons pas que l’immensité du pouvoir de quelques dizaines de chefs d’État et de dirigeants de très grandes entreprises soit forcément une mauvaise chose du point de vue des inégalités. Un petit patron, le chef d’une petite tribu, peuvent être autrement tyranniques que ne le sont Bill Gates et Obama. Il est plus facile d’exercer un pouvoir despotique sur un petit nombre de personnes que sur une multitude. Certes, à grande échelle nous avons eu Hitler et quelques autres dictateurs épouvantables, mais la possibilité d’opprimer est très grande à l’intérieur des sociétés de toute petite taille. La famille, qui est la meilleure des choses lorsqu’elle réunit des personnes bienveillantes, devient un enfer si l’autorité parentale est utilisée pour brutaliser, humilier, voire même abuser sexuellement les enfants. L’écart qui nous sépare des très riches et des très grands chefs politiques a cela de bon qu’il protège notre liberté. Mieux vaut être commandé par quelqu’un qui dirige des milliers ou des millions de personnes que par un "petit chef" qui n’a que 2 ou 3 subordonnés à qui faire sentir sa puissance ou sa richesse.

Bref, il résulte de ces réflexions, pour insuffisantes qu’elles soient, que les inégalités, à la différence des situations de grande pauvreté, ne présentent pas que des inconvénients. Il faut lutter farouchement contre la grande pauvreté. En revanche, un égalitarisme pur et dur est une façon assez primaire d’aborder un problème passablement complexe. Piketty et les responsables d’Oxfam gagneraient sans doute à relire Le savetier et le financier : Jean de la Fontaine a dit le plus joliment du monde – car nous ne sommes pas égaux en écriture – que l’abondance d’argent, non seulement ne fait pas le bonheur, mais fait parfois le malheur. Le pauvre artisan que le riche homme d’affaires avait voulu rendre son égal exprime in fine une sagesse ancestrale : "Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, et reprenez vos cent écus."

Article publié initialement dans Magistro

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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