Pourquoi les décideurs politiques n’écoutent pas les économistes : l’exemple du contrôle des loyers

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Par Captain Economics Modifié le 11 septembre 2013 à 16h21

Les économistes sont en désaccord sur de très nombreux sujets. En effet, chaque économiste perçoit la réalité d'une façon qui lui est propre, en fonction de certaines valeurs qu'il tend à défendre. Mais s'il est bien un sujet sur lequel il existe un réel consensus entre les économistes, c'est sur la question du contrôle des loyers.

Dans un article de 2009, Greg Mankiw, chairman du département d'économie d'Harvard, a listé l'ensemble des thèmes sur lesquels les économistes sont (à peu près) arrivés à un consensus, avec entre parenthèse le pourcentage d'économistes partageant ce point de vue. Et en tête de cette liste, arrive la proposition "un plafond sur les loyers réduit la quantité et la qualité des logements disponibles (93% d'opinions favorables parmi les experts)" (source : "News Flash: Economists Agree").

La même question a récemment été posée à un panel de 40 experts de top niveau (chercheurs et professeurs au MIT, à Stanford, à Princeton...), membres de différents courants de pensée économique. A l'affirmation "les règlements locaux qui limitent les augmentations de loyer pour certains logements locatifs, comme à New York et San Francisco, ont eu un impact positif au cours des trois dernières décennies sur la quantité et la qualité des logements locatifs abordables dans les villes qui les ont utilisés.", la réponse est sans appel : 49% des experts se sont exprimés en désaccord et 32% en fort désaccord (7% incertain, 2% en accord et 2% sans opinion) (source : "Rent controls - IGM Economic Experts Panel").

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L'idée théorique sous-jacente est finalement toute simple. Avant l'instauration d'un contrôle des loyers, il existe un équilibre entre l'offre de logement et la demande de logement. L'instauration d'un contrôle des loyers casse cet équilibre. Cela permet d'augmenter le surplus du consommateur/locataire (qui paye moins cher son loyer), mais entraîne une diminution du surplus du producteur/propriétaire (qui perçoit des loyers inférieurs à une situation sans contrôle des prix). Si ce n'était qu'une question de redistribution, du type "les locataires gagnent 1 et les propriétaires perdent 1", alors finalement pourquoi pas ! Mais la création d'un excès de demande et l'instauration d'un prix plafond entraîne ce que l'on appelle en économie une "perte sèche", car le gain total pour les locataires est inférieur à la perte totale pour les propriétaires. L'instauration d'un contrôle des loyers va en effet créer une hausse de la demande et une baisse de l'offre, entraînant une pénurie de logement. La quantité avec prix fixe sera inférieure à la quantité en "libre marché", ce qui va rendre l'accès au logement encore plus difficile pour toute une partie de la population (certains propriétaires choisissant de ne plus louer leurs biens, et surtout le nombre de constructions nouvelles de logements abordables diminuant fortement à cause du contrôle des loyers).

controle loyer fr

Si la grande majorité des économistes s'accordent à dire que le contrôle des loyers est mauvais pour l'économie d'un pays (perte sèche), en apportant des preuves théoriques mais aussi empiriques (sur le terrain), pourquoi cette situation perdure t-elle dans de nombreux pays au monde (contrôle partiel des loyers annoncés par Cécile Duflot en France fin 2012) ? Comme expliqué par Greg Mankiw, qui a travaillé en tant que conseiller / chef-économiste sous le gouvernement Bush, il existe un décalage énorme entre ce que recommandent les économistes et ce qui est finalement mis en place par les politiques. Pour reprendre son argumentation, Mankiw explique que sur le papier les recommandations des économistes sont faites en considérant les décideurs politiques comme des "rois bienveillants", qui ne souhaitent que le bien général de la société dans son ensemble.

Mais la réalité est tout autre. Selon Greg Mankiw, la partie la plus simple est finalement celle consistant à définir sur le papier les mesures allant dans le sens de l'augmentation générale du bien-être. Ensuite, un décideur politique doit aller voir ses conseillers en communication afin de définir comment cela sera perçu par la population en vue des prochaines élections. Ensuite, il doit prendre rendez-vous avec ses conseillers "presse", pour définir si les médias vont soutenir ou non la mesure. Ensuite, un petit meeting avec ses conseillers législatifs afin de savoir si cela pourrait passer au Congrès, avant de terminer avec les conseillers politiques pour définir les groupes allant protester contre la réforme et les risques que cela pourrait représenter.

"My two years in Washington were a vivid reminder of an important lesson: making economic policy in a representative democracy is a messy affair - and there are often good reasons presidents (and other politicians) do not advance the policies that economists advocates" - Greg Mankiw

Ne pas baisser l'âge légal de la retraite (source : "IGM Poll - French Labor Policies"), favoriser l'arrivée d'immigrants qualifiés (source: "IGM Poll - High-Skilled Immigrants"), ne pas restreindre les échanges commerciaux (source : "IGM Poll - Free Trade"), ne pas contrôler les loyers, supprimer les régimes spéciaux... Ces points font le consensus parmi les économistes ! Les décideurs politiques savent ce qu'il faut faire sur le papier ; il ne faut pas je pense sous-estimer leurs capacités intellectuelles en se disant "mais ils ne comprennent rien à l'économie nos énarques ou quoi". Mais pour éviter de voir leurs côtes de popularité baisser et par "tactique politique", il est clairement beaucoup plus simple d'éviter les conflits et de faire semblant d'agir... Le "roi bienveillant" est malheureusement bien loin ! Mais finalement NOUS sommes responsables en partie de cette situation, car c'est pour NOUS plaire que les politiques mettent en place certaines mesures (ou bien ne mettent pas en place d'autres mesures). Si au moment des élections de 2012, les sondages d'opinion avaient montré que 95% des français ne soutenaient pas un retour à la retraite à 60 ans, car cette mesure impliquait nécessairement une hausse de la dette et donc une hausse d'autres impôts dans le futur pour compenser cela, alors cette mesure absurde n'aurait pas été mise en place !

igm-labor-franceConclusion : Mais comment faire pour arrêter cela et ne pas tomber à chaque fois dans la pure démagogie et la tactique politique ? La réponse se trouve comme souvent dans l'éducation, ici dans l'éducation économique, permettant de donner au maximum de personnes des bases pour comprendre la réalité économique de notre monde. Dans un monde de bisounours où tout le monde aurait eu la chance de suivre un cours basique d'économie niveau Licence 1 (Econ 101), avec si possible des professeurs de différents courants de pensée pour éviter la pensée unique (super monde de bisounours même...), le Captain' est persuadé que de nombreuses réformes absurdes n'auraient jamais vu le jour et que le bien-être général serait nettement supérieur (avec bien sûr des petits groupes actuellement privilégiés qui y perdraient, mais pour un gain net total pour le pays significatif) !

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Doctorant en économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et professeur d'économie à l'IESEG Paris, Thomas Renault est le créateur du site Captain Economics, un blog ayant pour but de démystifier l'économie, en abordant cela sans prise de tête ni prise de parti.  

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