Le rôle de l’entreprise est économique, pas social ! #BESTOF

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Par Jacques Bichot Publié le 24 août 2014 à 2h03

Les évolutions de l'opinion publique française mises en évidence par la série des enquêtes de Sociovision (Les Echos du 22 janvier) éclairent singulièrement l'actualité. 33 % des Français jugeaient en 2008 que "Les entreprises devraient se consacrer uniquement à leurs rôles économiques et d'employeur". En 2013 ce pourcentage est monté à 63 %. Le message est clair : la crise a mis fin au modèle des maîtres de forge qui, en l'absence de sécurité sociale, se sont fait un devoir de se préoccuper de la protection sociale de leur personnel. Le moment est donc venu de rompre avec la tradition qui faisait des patrons les principaux contributeurs aux organismes sociaux.

Cette tradition n'est d'ailleurs plus qu'une mythologie : on fait semblant de croire que les cotisations patronales sont payées par les employeurs, mais en fait elles sont prélevées sur la valeur ajoutée produite par les travailleurs. Elles font bel et bien partie du salaire. La distinction entre cotisations patronales et salariales, sauf en matière d'accidents et maladies du travail et d'assurance chômage, est une complication bureaucratique dont l'utilité est nulle. Économiquement, toutes les cotisations famille, maladie et vieillesse sont salariales, même celles qui portent l'étiquette "charges patronales". Que les individus ou les ménages s'assurent afin de pouvoir se faire soigner correctement en cas de besoin ; qu'ils manifestent à leurs aînés, en leur donnant de quoi vivre dignement sans travailler, leur reconnaissance pour les avoir entretenus et formés ; qu'ils investissent dans la jeunesse avec l'idée qu'un bienfait n'est jamais perdu[1] : tout cela est leur responsabilité, pas celle des employeurs.

Les entreprises se sont laissé engluer dans le social mais l'opinion publique, qui fut consentante, est en train de comprendre que cela n'est bon pour personne. Une prise de conscience est en cours depuis déjà pas mal d'années : rappelons-nous que le CNPF avait, fut un temps, renoncé à siéger dans certaines caisses de sécurité sociale. La revendication de voir les cotisations famille, entièrement patronales, remplacées par l'impôt, qui est en voie d'aboutissement, relève pour une petite part du même sursaut de lucidité, quoique son objectif principal soit de faire faire par l'État le boulot des employeurs en matière de modération du coût du travail.

Oui, c'est vraiment la responsabilité des chefs d'entreprise de serrer les boulons, et notamment les boulons salariaux, lorsqu'il en va de la compétitivité des équipes qu'ils dirigent. Protester contre l'obligation annuelle de négociation salariale, qui les met en situation de faiblesse, et contre les revalorisations excessives du SMIC, militer pour la simplification du droit du travail et pour un minimum de sécurité juridique en la matière, c'est la responsabilité des organisations patronales. En revanche, demander des allègements de "charges sociales", c'est prendre le problème par le mauvais bout. Avant de dire ce qu'il y a de mieux à faire, constatons le scepticisme d'observateurs bien placés : dans Les Echos du 21 janvier trois économistes spécialistes de l'emploi estiment que "le pacte de responsabilité aura peu d'effet sur l'emploi" ; le même jour, Marie Bellan y remarque que la question des contreparties met le MEDEF et son président en position d'équilibriste, car ils ne sont évidemment pas en situation de prendre un engagement concernant les créations d'emploi. Dans Le Monde, Jean-Baptiste Chastand titre "Le numéro un du Medef lie son destin au pacte de M. Hollande" et "abandonne son image de patron de combat". Quant à Philippe Villin, dans Le Figaro du 22 janvier, il considère que "François Hollande a marabouté Pierre Gattaz", ce qui revient sensiblement au même que ma formule "Le pacte de responsabilité : un plat de lentilles !", dans Le Cercle Les Echos du 6 janvier (formule reprise, deux jours plus tard, par Jean-François Copé).

Le Forum de Davos ouvre une toute autre piste que ces bricolages bureaucratiques. Jean-Marc Vittori, dans Les Echos du 22 janvier, titre : "À Davos on veut enfin refaire le monde". Et il précise : "Après le temps des pompiers, c'est le temps des architectes pour reconstruire la maison." Voilà l'état d'esprit qui devrait être celui des personnes qui ont la possibilité de contribuer à réformer les rapports entre les Français, l'État, les entreprises et la sécurité sociale.

Il faut reconstruire la maison sécurité sociale, comme Arnaud Robinet et moi-même l'avons expliqué dans La mort de l'État providence, et cette reconstruction passe, selon un schéma schumpétérien, par la déconstruction d'une institution obsolète : les cotisations patronales. Supprimer les cotisations famille, qui sont des cotisations employeur, pour diminuer le coût du travail, c'est un travail de pompiers. Remplacer toutes les cotisations employeur qui ne concernent pas réellement l'entreprise par des cotisations salariales, de façon à ce que chaque Français comprenne que c'est lui qui se paye ses assurances sociales, cela serait un travail d'architecte[2]. Une partie du travail de construction des structures organisationnelles nécessaire pour faire de la France un pays qui permette à l'entreprise de se consacrer à l'essentiel de sa mission, au lieu de se disperser tous azimuts dans le social (sans compter le sociétal, l'environnemental et ainsi de suite). Comme dit la sagesse des nations, "chacun son métier et les vaches seront bien gardées".


[1] D'un point de vue économique, les cotisations famille, comme la partie des impôts qui finance la formation initiale, servent à l'investissement dans le "capital humain", donc préparent les futures pensions, qui seront prélevées sur les revenus des travailleurs que seront devenus les enfants et les jeunes d'aujourd'hui. Il serait normal que ces versements soient créateurs de droits à pension, en remplacement des cotisations vieillesse qui, elles, ne contribuent en rien à préparer les retraites de ceux qui les paient. Pour plus de détails sur cette question, voir A. Robinet et J. Bichot, La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales, Les Belles-Lettres, 2013.

[2] L'opération ne diminuerait pas le salaire net. Elle ne diminuerait pas davantage, dans l'immédiat, le coût du travail, ou salaire super-brut (salaire brut plus charges). Simplement, le nouveau salaire brut serait l'actuel salaire super-brut, et les nouvelles cotisations salariales seraient la somme des actuelles cotisations tant patronales que salariales. Pour l'avenir, cela changerait tout : il n'y aurait plus moyen d'augmenter les cotisations sociales qu'en diminuant le salaire net, si bien que les travailleurs inciteraient leurs représentants syndicaux à y regarder à deux fois avant de réclamer des dépenses sociales supplémentaires. Cette responsabilisation des particuliers et des syndicats est le vrai moyen de mettre un terme à la dérive de nos prestations sociales et de nos coûts salariaux. Mais ceci est de la stratégie, et les organisations patronales semblent hélas se cantonner à la tactique.

Article initialement publié le 29 janvier 2014

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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