« Y’a pas de quoi monter sur ses grands chevaux » : l’euphémisation du sexisme

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Par Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jac Publié le 4 mars 2018 à 5h02
Entretien Sexisme Superieur Travail
74 %Selon un sondage BVA réalisé en novembre 2016, 74 % des femmes salariées non cadres considèrent que, dans le monde du travail, les femmes sont régulièrement confrontées à des attitudes sexistes.

Si elles partagent généralement avec leurs collègues hommes une même foi dans la neutralité des règles qui prévalent dans la fonction publique, la plupart des femmes rapportent également des épisodes qu’elles catégorisent comme sexistes, misogynes, ou discriminatoires, qu’elles en aient été les cibles ou les témoins. Bien que ces épisodes, souvent qualifiés « d’anecdotes », soient présentés comme « n’étant pas le quotidien », les femmes se distinguent à cet égard clairement des hommes, silencieux sur ce sujet.

« Ma petite Magali » ou le sexisme ordinaire

Dans les deux directions de Bercy, en particulier, plusieurs cadres supérieures et dirigeantes font référence au coût que peut représenter pour les femmes la culture d’entre-soi masculin qui façonne les relations professionnelles. Comme le rappelle Frédérique, énarque cinquantenaire qui occupe des fonctions dirigeantes après avoir effectué la majorité de sa carrière dans l’une des administrations de Bercy, les « blagues » et les « plaisanteries de corps de garde » ont longtemps permis l’affirmation routinière d’une « connivence masculine » au sein de ces administrations.

« Ah oui c’est encore plus flagrant quand je suis arrivée, j’ai passé toute ma carrière à être la seule femme partout alors ils n’étaient pas méchants les types, mais il y avait des grosses blagues, un peu le côté… Il y a une tradition, tout le monde mange ensemble le midi, et quand il y avait une nana, c’était un peu les plaisanteries de corps de garde pour nous gêner, bon, ce n’est pas méchant… »

Par ailleurs, dans les récits de plusieurs interviewées, surtout parmi celles qui travaillent dans les directions de Bercy, la grossesse apparaît comme un moment de cristallisation du sexisme, au-delà des risques qu’elle fait peser sur les carrières (cf. chapitre 3). Laetitia, trentenaire en poste à TopDir, raconte qu’elle est tombée enceinte alors qu’elle venait d’être promue cheffe de bureau.

« Tout le monde se dit que voilà, j’ai récupéré ce poste de chef de bureau et maintenant j’ai envie, entre guillemets, de me la couler douce en tombant enceinte. […] C’est malheureusement comme ça que c’est perçu. Et c’est surtout ce que je ne voulais pas, et du coup j’essaye vraiment de montrer au maximum que ce n’est pas ça. Et c’est vrai que j’ai eu des remarques ici et là de deux trois concurrents qui doivent se dire que voilà, c’est scandaleux que je sois tombée enceinte, etc. […] Ils ne me l’ont pas dit carrément mais des petites phrases, des petites remarques, ils ne loupent pas une occasion de me rappeler que je vais cocooner, et ce genre de choses. Après voilà, je pense qu’ils ne sont pas contents de ne pas avoir été choisis, et ils se disent qu’en plus, elle en profite, elle tombe enceinte. »

Plusieurs femmes évoquent également les résistances, plus ou moins feutrées, qu’elles ont parfois rencontrées pour faire valoir leur légitimité dirigeante vis-à-vis d’hommes qui leur étaient subordonnés. C’est notamment le cas de Magali, âgée de 35 ans, et cheffe de bureau à DirCare, où la présence des femmes est pourtant banale dans l’encadrement supérieur.

« Quand je suis arrivée, j’avais récupéré une super dream-team et il y avait un homme qui avait l’habitude de travailler de façon très autonome, qui ne me connaissait pas et qui m’a vu débarquer. En gros, pour lui, une petite jeune n’ayant rien fait auparavant, qui m’a testée et qui par ailleurs était un peu sexiste. Sa manière pour lui de ne pas accepter mon positionnement, c’était un peu d’être assez condescendant. Et j’ai eu droit à “ma petite Magali”… alors ce n’était pas que “ma petite Magali”, c’était pire… enfin pire, c’était allé au-delà, je ne me souviens plus des termes, mais j’ai senti qu’il était un peu dans ce jeu-là. Il ne fallait pas du tout y rentrer mais parce que pour lui c’était l’arme. »

Les cadres trentenaires sont particulièrement exposées à ces remises en cause de l’autorité et de la compétence d’un chef : le fait qu’elles soient catégorisées comme « jeunes » – bien qu’elles aient l’âge auquel leurs homologues masculins prennent ces fonctions – constitue un facteur aggravant. Si les femmes non énarques sont particulièrement concernées par ces formes de délégitimation, les énarques ne sont pas absolument protégées. Cheffe de bureau au sein de DirCare, Nadège, énarque dans sa trentaine, raconte que plusieurs années après avoir pris son poste, deux de ses supérieurs hiérarchiques hommes continuent de traiter « directement avec son adjoint », issu comme eux d’un grand corps d’ingénieurs, très peu féminisé, « comme si (elle) n’existait pas ».

« Ça fait juste 3 ans et demi que ça dure, donc je me suis fâchée, deux fois, trois fois, il y a un moment où j’arrête de me fâcher. Il y a d’autres personnes qui me disent “Nadège, très bien, tu as répondu à mes questions, maintenant je vais demander à ton adjoint – qui est donc un homme – si ce que tu as répondu c’est correct” : ça, en général, je ne le prends pas très bien. Donc oui, il y a un sujet quand même. »

Plusieurs femmes relatent aussi les soupçons ou rumeurs qu’elles ont dû affronter sur les raisons de leur réussite à des épreuves de concours ou au terme de procédures de promotion. L’accès trop visible des femmes à des positions où elles sont « normalement » minoritaires les expose à des doutes sur leurs compétences et à des soupçons sur l’usage de leur sexualité (Sineau, 1988 ; Matonti, 2017). Valérie, cadre supérieure en fin de trentaine dans les services déconcentrés de DirRéseau, raconte avoir été la cible de rumeurs humiliantes lorsqu’elle a obtenu un excellent classement à un concours interne permettant de passer dans la catégorie « A+ » alors qu’elle n’a pas suivi la « prépa » avec ses camarades – très majoritairement des hommes.

« Il y a eu une déferlante d’injures à mon égard qu’on n’aurait certainement pas prononcées [pour un homme]… Alors on ne vous le dit pas en face, mais on le dit dans des cercles un peu plus privés. Et à l’intérieur de ces cercles, des gens suffisamment de confiance vous rappellent et vous disent “c’est absolument infect ce qui circule sur ton dos” du style “salope qui a réussi parce que…”. »

Le soupçon qui pèse sur les femmes lauréates d’épreuves de sélection perdure et trouve même, peut-être, une nouvelle vigueur dans un contexte où les directions affichent désormais leur souci de rendre les équipes dirigeantes plus « mixtes ». Nadège raconte les commentaires sexistes qui ont entouré la proportion élevée de lauréates l’année où elle a réussi le concours de l’ENA (45 % de femmes recrutées, contre un tiers en moyenne) et leurs excellents rangs de sortie, de la part de ses camarades de promotion et des candidats infortunés.

« Les hommes le prenaient super mal, et moi j’ai assisté à quelques discussions autour d’un café, c’était chaud. C’était vraiment chaud. “Vous nous prenez des places” ou bien “celle-là de toute façon, on sait très bien pourquoi elle est là.” “Elle a fait l’ENA.” “Oui mais pas que…” “Comment ça ?” “Mais pas que ?” “Qu’est-ce que tu sous-entends ?” De la part d’hommes qui ont fait des études qui sont à ce niveau-là, j’étais atterrée. »

Enfin, la mise en minorité des hommes dans des lieux de pouvoir « normalement » monopolisés par les hommes peut susciter l’expression de remarques condescendantes. Frédérique, cadre dirigeante cinquantenaire dans une administration de Bercy, a expérimenté ce type de réactions.

« Je me souviens de mon directeur, il était gentil, un peu vieille époque. Les trois femmes cheffes de bureau de la direction, on était chez lui… Il disait “oh là là, je me suis dit elles vont se disputer, elles vont se crêper le chignon mais finalement vous vous entendez bien !” “je lui ai dit, tout va bien !” Et puis les autres lui faisaient des blagues : “ah dit donc Michel, avec tes trois femmes !” Ce n’était pas méchant, mais c’était bête… »

Qu’il s’agisse de « blagues » et quolibets, de commentaires directement dégradants, de paternalisme, de sous-entendus sur la sexualité ou de comportements plus discrets, les dirigeantes font donc l’expérience de l’infériorisation à raison de leur sexe. Par leur répétition dans leurs univers professionnels, ces micro-événements au cœur du sexisme ordinaire font système : ils permettent de rappeler régulièrement aux femmes, individuellement et collectivement, leur moindre valeur dans la sphère professionnelle.

Ceci est un extrait du livre « Le plafond de verre et l'État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique » écrit par Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic et Anne Revillard paru aux Éditions Armand Colin. (ISBN-10 : 2200617380, ISBN-13 : 978-2200617387). Prix : 22,90 euros.

Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation des auteurs et des Éditions Armand Colin.

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