Qu’appelle-t-on le gouvernement profond?

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 4 juillet 2016 à 10h05
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12%Fin juin 2016, François Hollande n'avait que 12 % de popularité dans les sondages.

Des lectrices et lecteurs m’ont demandé d’expliquer ce que j’entends par l’expression de « gouvernement profond », que j’utilise souvent. Les premiers jours d’été m’ont paru donner l’occasion de l’évanescence parfaite pour traiter ce sujet un peu aride. On me pardonnera de n’en donner toutefois qu’une première approche sommaire.

Gouvernement profond et « deep state ».

La notion de gouvernement profond fait partiellement référence à la notion anglo-saxonne de « deep state ». J’insiste sur le fait que, dans mon esprit, les deux notions sont connexes mais non réductibles l’une à l’autre. La notion de « state », d’État, fait en effet référence à une structure de décision en bonne et due forme, à une organisation qui serait « deep », c’est-à-dire cachée, dissimulée.

L’expression me paraît s’exposer assez naturellement à l’accusation de complotisme. Elle suggère en effet qu’il existe un espace conscient et organique où des décisions se prennent dans l’ombre et font l’histoire.

Le gouvernement profond part du principe qu’il n’existe pas un « État dans l’État », qui agirait à l’insu des citoyens. Il suggère plutôt l’idée que les décisions, dans nos démocraties, sont prises selon des processus complexes, informels, non structurés, mais capables d’orienter les décisions officielles ou de se substituer à elles. Le principe du gouvernement profond est de confier la conduite de la société à une élite qui dispose des moyens d’exercer une influence déterminante sur les décisions collectives.

Quelques mots sur les théories du « deep state »

Je m’en voudrais toutefois de critiquer ici la notion de « deep state » telle qu’elle a pu être développée dans certaines oeuvres ou analyses politiques dont je peux comprendre ou partager le fondement.

C’est par exemple le cas de la théorie du « derin devlet » qui fut la première formulation du deep state dans l’histoire. Elle désigne la puissance de l’état-major turc, capable de se substituer aux institutions pour prendre les décisions nécessaires à la protection de ses intérêts vitaux.

Les auteurs nord-américains ont volontiers repris cette idée en l’étendant aux Etats-Unis.

Ce fut le cas de Peter Dale Scott, un universitaire canadien qui a pris soin de montrer comment les interventions militaires américaines étaient décidées à l’occasion de mises en scène de nature à influencer l’opinion publique. Il est notamment l’auteur de l’Etat profond américain, traduit en français en 2015.

De son côté, Mike Lofgren s’est lui aussi évertué à montrer qu’il existait un deep state aux Etats-Unis. La démarche est intéressante, puisqu’elle émane d’un ancien assistant parlementaire républicain qui écrit notamment:

As a congressional staff member for 28 years specializing in national security and possessing a top secret security clearance, I was at least on the fringes of the world I am describing, if neither totally in it by virtue of full membership nor of it by psychological disposition.

Je crois nécessaire de répéter que, dans mon esprit, le gouvernement profond que nous connaissons en Europe ne procède pas de cette logique structurée autour de ce qu’on appelait à une époque le complexe militaro-industriel. Cela ne signifie pas que ce complexe n’existe ni en France ni en Europe. Cela signifie seulement que son influence est contre-balancée par d’autres forces politiques.

Physionomie du gouvernement profond en France et en Europe

Dans l’Union Européenne, l’existence d’un gouvernement profond aux physionomies différentes selon les Etats-membres, mais à la communauté d’intérêt avérée, ne fait guère de doute. Quand la France vote au non au nouveau traité européen en 2005, et que celui-ci est finalement imposé au rabais, il est évident que le développement de l’Union est imposé contre la volonté du suffrage universel par des forces informelles qui décident « malgré tout ».

La question est de savoir à quoi ressemblent ces forces informelles et même qu’elles sont elles?

Dans le cas de la France, la réalisation historique du gouvernement profond correspond à ce qu’elle était il y a trois siècles. Ceux qui composent le gouvernement profond aujourd’hui exercent, au sein de la société et de l’Etat, des fonctions identiques à celles de l’aristocratie sous l’Ancien Régime. Ce sont les « rentiers » du système, cette armée grouillante, complexe, multifaciale et multifocale de fonctionnaires, d’amis du pouvoir, d’obligés, de pensionnés, de dépendants de la Couronne.

En soi, il ne s’agit pas d’un corps constitué comme l’imaginent les théories du complot. Il s’agit plutôt d’un mélange plus ou moins stable de statuts et de connivences qui visent à préserver coûte-que-coûte l’ordre social tel qu’il existe, en utilisant tous les prétextes possibles pour y parvenir. De même que, sous l’Ancien régime, ce gouvernement profond rassemblait bon an mal an, en faisant la somme des nobles et des clercs, un petit million de personnes, de même le gouvernement profond englobe-t-il en France quelques centaines de milliers, voire deux ou trois millions de « décideurs ».

Le gouvernement profond et ses antagonismes

Au vu de ce qui vient d’être écrit, il est donc évident que le gouvernement profond n’a rien à voir avec un complot au sens habituel du terme. Il s’agit plutôt d’une classe sociale relativement conscientisée qui s’organise pour préserver un ordre social à son service.

Tantôt, pour agir, elle utilise les médias qu’elle a à ses dispositions. De ce point de vue, la tendance dominante d’un rachat des titres de presse par des multinationales françaises illustre bien le besoin d’influence que les membres du gouvernement profond expriment pour orienter les décisions collectives. Tantôt, le gouvernement profond agit de façon plus directe, par exemple en confiant aux fonctionnaires de Bercy la mission de rédiger des ordonnances qui lui permettent de contrôler directement l’ordre juridique du pays.

Le gouvernement profond, comme la noblesse ou le clergé d’Ancien Régime, n’est pas exempt d’antagonismes internes. Là encore, il ne saurait y avoir de confusion entre cette notion et un quelconque complotisme. Simplement, par-delà les antagonismes et selon un équilibre instable, le gouvernement profond est capable de transcender ses clivages pour préserver ses intérêts.

Gouvernement profond et réaction nobiliaire

L’une des raisons pour lesquelles, en Turquie comme aux Etats-Unis, comme en Europe, la notion de gouvernement profond prend du sens, tient à la réaction forte et même parfois violente qui traverse cette caste face aux transformations de la société qui menacent son pouvoir. L’irruption d’Internet, par exemple, modifie à la fois les processus de production (notamment en favorisant les coopérations intellectuelles qui minent le système hiérarchique du salariat), et les processus de contrôle des idées en subvertissant complètement leurs processus de circulation.

Prenons l’exemple de Julian Assange: la capacité qu’un seul homme détient désormais, en utilisant Internet, de démasquer les agissements du gouvernement profond, constitue un choc collectif majeur. D’une part, la transparence permet de mettre en évidence l’existence de ce gouvernement, mais elle radicalise celui-ci et le pousse à se montrer plus pressant dans la défense de ses intérêts. C’est ce que j’appelle la réaction nobiliaire.

De ce point de vue, la réaction nobiliaire peut donner lieu à deux analyses radicalement différentes. L’une, pessimiste, anticipe la victoire du gouvernement profond dans sa lutte pour reprendre le contrôle des sociétés démocratiques. L’autre, optimiste, considère que la remise en cause du gouvernement profond est liée à l’émergence de nouveaux modes de production. Dans ce cas, la réaction nobiliaire n’est que le dernier feu d’une caste en perdition et dont la fin serait proche.

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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