Depuis 50 ans, les progrès en matière d’égalité d’accès à l’éducation primaire et secondaire ont entraîné une problématique nouvelle : celle de la réussite scolaire pour tous.
Pour pallier l'échec scolaire, de nombreuses politiques publiques ont été successivement mises en place : classes spécialisées, heures de soutien ou encore différenciation des pédagogies. À chaque fois, l'articulation entre individuel et collectif s'est avérée plus complexe que prévu : rassembler les élèves par niveau est facteur de ségrégation ; individualiser les parcours éparpille in fine les forces vives.
Comment mieux prendre en considération les spécificités de chaque élève sans affaiblir le collectif ? Pour certains, la solution pourrait être technologique. À l'heure où les ordinateurs élaborent des stratégies adaptatives pouvant battre les joueurs de go professionnels, pourquoi ne pourraient-ils pas proposer des stratégies pédagogiques s'adaptant à chaque élève? Pour sortir de l'analogie formelle, il faut analyser les différences : comment passer du goban aux cahiers de révisions numériques ?
Quels enjeux pour les élèves ?
Alors que les règles du jeu distinguent aisément une partie de go gagnante d'une partie perdante, les buts à atteindre lors d'une session de révision restent à définir. L'enjeu qui paraît le plus évident est d'améliorer la mémorisation du cours. Les sciences cognitives préconisent des révisions espacées pour un ancrage mémoriel à long terme, mais la durée d'espacement optimale dépend de nombreux paramètres tels que l'attention de l'élève, ses aptitudes générales ou les difficultés rencontrées spécifiquement sur le point de cours en question. Une intelligence artificielle (IA) peut apprendre quand proposer les piqûres de rappel adéquates en fonction de l'historique de chaque élève.
Mais la mémorisation n'est pas l'unique enjeu de la pédagogie : apprendre étape par étape une méthode de résolution d'un problème, conserver la motivation et l'attention des élèves, les aider à s'organiser dans leurs révisions pour un examen... Autant de tâches complexes qui dépendent a priori de nombreux facteurs qu'une IA pourrait prendre en compte.
Comment fonctionne une IA ?
La manière de prendre en compte les très nombreux facteurs caractéristiques d'un bon mouvement de go peut-elle se transposer aux facteurs déterminant une stratégie pédagogique raisonnable ?
L'apprentissage automatique (machine learning), une branche de l'intelligence artificielle en plein essor, fonde son approche sur l'expérience acquise et interprétable dans les « données », c'est-à-dire dans les enregistrements d'événements passés. Dans le cas du jeu de go, les données sont gratuites et quasi illimitées puisqu'on peut faire jouer la machine contre elle-même et enregistrer la partie. Ce n'est pas le cas des plateformes éducatives, qui doivent donc gagner en popularité pour obtenir des données d'utilisation en quantité.
Que faire de ces données ? Le machine learning, comme les statistiques classiques, calcule des « réponses moyennes » pour prédire le comportement d'un nouvel élève. Pour être la plus précise possible, la machine ne prend pas en compte toutes les réponses des élèves, mais groupe au préalable les élèves présentant des comportements similaires. Le machine learning a pour vocation de constituer ces groupes automatiquement (ou semi automatiquement). L'avantage du volume de données est explicite : plus on a de données, plus on peut constituer des groupes fins présentant des caractéristiques pédagogiques semblables.
La crainte de l'industrialisation de l'éducation
Face à ces promesses, la crainte légitime de l'industrialisation de l'éducation émerge. Il faut dire qu'en matière de progrès technologique, l'imaginaire collectif oscille entre une technophilie voyant dans la technique une solution à tous les problèmes et une technophobie alimentée par des oeuvres culturelles fortes, des Temps modernes au Meilleur des mondes et de 1984 à Matrix. La technologie y est représentée tantôt comme un système vain et stupide aliénant le corps et l'esprit, tantôt comme un instrument de pouvoir normalisateur et antidémocratique.
Ces craintes sont transposées à l'identique dans l'univers scolaire : va-t-on réduire l'éducation à des élèves branchés sur leurs tablettes qui améliorent leurs performances sur des exercices standardisés ? Étymologiquement, informatique signifie automatique de l'information, et les innovations récentes ne dépassent pas complètement ce paradigme. Les machines, rendues plastiques par l'enregistrement des expériences passées, sont encore loin d'une intelligence capable de s'exprimer en langage naturel, de modifier dynamiquement les contenus pour y intégrer des anecdotes en lien avec l'actualité ou de créer de toute pièce une activité pédagogique. Autrement dit, toute perspective d'enseignement à la fois humaniste et complètement automatisé est impossible pour le moment.
À cause de la multiplication des cas d'usage, la technologie est suspectée d'être envahissante, voire d'opérer un grand remplacement des professeurs. En matière de Big data, le nombre de mesures n'est jamais suffisant puisque « toujours plus » permet de développer des intelligences artificielles toujours plus complexes. Pour les entreprises, la récolte commence tôt pour assurer les avantages comparatifs qui feront demain leurs succès ou leurs survies : on ne compte plus le nombre de services « offerts » contre des données diverses. La recherche entretient aussi cette volonté d'omniprésence : on détecte sur vidéo les émotions des élèves face à leurs tablettes comme on scanne l'activité cérébrale des apprenants. Le but est de mesurer toujours plus d'aspects de la vie de toujours plus de monde.
Comment concilier la promesse du « sur mesure » technologique et celle d'un enseignement pour et par l'humain ? D'abord, on peut favoriser l'usage de technologies spécialisées non adossées aux « géants » du numérique, celles qui n'ont pas d'intérêt à récolter des données autres que celles liées à leur utilisation. Il faut rappeler que l'IA est une opportunité d'adaptation du parcours des élèves au sein d'un groupe classe. Son usage est donc délimité : principalement en dehors de la classe, pour l'aide au devoir.
Ensuite, on peut privilégier les technologies qui, dans leurs conceptions, prévoient la place de l'adulte, parent ou enseignant, et de l'élève. Cela peut se faire en opérant directement comme moyen de communication, ou en prévoyant la marge de manoeuvre des adultes sur l'intelligence des ordinateurs.
Finalement, le but est de trouver l'usage le plus coopératif possible : en permettant aux adultes d'accéder aux informations accumulées par la machine dans un format digeste ; et aux machines de se perfectionner au contact de situations réelles d'apprentissage.