Fractures techno-culturelles : substitution ou superposition des inégalités ?

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Par Sylvie Octobre Publié le 29 août 2018 à 7h48
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Les techno-cultures ne constituent donc pas un univers de suspension des pesanteurs sociales, elles se rejouent au contraire, dans l’intimité de la « culture de la chambre ». On observe donc un double effet de cumul.

Le premier s’effectue entre inégalités pré-numériques et inégalités numériques : toutes les études disponibles montrent que les mécanismes de production des inégalités qui président aux pratiques de sorties culturelles, de lecture, de pratiques amateurs sont les mêmes que ceux qui président aux usages du numérique. Les jeunes issus des familles les plus dotés en capital culturel (ayant des mères aux niveaux de diplôme les plus élevés notamment) ont un avantage comparatif important dans la mise en œuvre de la réflexivité dont on vient d’analyser la centralité.

Le second s’effectue au sein même des systèmes d’exclusion. Une étude anthropologique réalisée par Emmaüs Connect (Davenel, 2014) auprès de jeunes en situation de décrochage social, scolaire et professionnel met ainsi en avant les difficultés d’accès et d’usages de ces décrocheurs face au numérique, ce qui ralentit considérablement leur réinsertion. Même s’ils font partie de la génération née entre le début des années 1980 et le début des années 2000, à laquelle on prête une connaissance accrue des nouveaux outils numériques, ces jeunes ont moins accès à un ordinateur ou à un smartphone que les autres, et savent, surtout, encore moins s’en servir. Cette étude met en évidence le fait que les jeunes de 18 à 25 ans en situation de difficultés d’insertion socioprofessionnelle et en difficultés scolaires ont également décrochés en ce qui concerne le numérique. Ces jeunes subissent d’abord des inégalités d’équipement : 82 % des jeunes interrogés dans les missions locales ont un ordinateur à domicile, personnel ou partagé, et 59 % un smartphone contre 99% des 12-17 ans et 94 % des 18-24 ans en moyenne). Mais surtout, l’étude souligne nettement les différences en matière d’usages de ces outils numériques entre cette frange de la jeunesse et les autres jeunes : ils se connectent moins souvent (73 % des jeunes qui fréquentent les missions locales se connectent une fois par jour à Internet contre 91 % en moyenne pour les 18-24 ans), possèdent moins souvent d’adresse e-mail et/ou la consultent peu (ce qui freine par exemple leur recherche d’emploi), savent mal formuler une recherche sur Google etc.

Tous les jeunes ne sont donc pas « natifs » des techno-cultures, si on entend par là une aisance sur les trois registres distingués plus haut et il est vital de ne pas réifier les jeunes générations comme un groupe social homogène dans ses pratiques numériques et culturelles. Il existe des non-usages expliqués par le non-accès mais également des non-usages dans l’accès ou des non-transferts de compétences dans les usages, ou encore, des usages non-réflexifs. Ainsi, on pourrait croire que les pays dans lesquels l’accès à Internet est le plus développé, le taux de jeunes usagers du numérique serait naturellement plus élevé. Cependant, le classement en 4ème position de la Malaisie devant les USA (6ème) démontre que dans ce pays à revenu intermédiaire une initiative éducative forte en faveur d’Internet auprès des jeunes a porté ses fruits. Ce qui montre – encore une fois – que l’usage des technocultures n’est pas un don naturel chez les jeunes, que l’accès aux matériels est nécessaire mais pas toujours suffisant pour entrer dans les usages, et qu’une politique culturelle d’éducation au numérique et aux technologies est plus que jamais souhaitable.

Ceci est un extrait du livre « Les techno-cultures juvéniles : Du culturel au politique » écrit par Sylvie Octobre paru aux Éditions L'Harmattan (ISBN-10 : 2343145296, ISBN-13 : 978-2343145297). Prix : 23 euros.

Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur et des Éditions L'Harmattan.

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Sylvie Octobre est sociologue au Ministère de la Culture et chercheure associée du Groupe d’Étude des Méthodes de l’Analyse Sociologique (GEMASS). Elle conduit des recherches consacrées aux rapports des enfants et des jeunes avec la culture, aux effets des mutations technologiques sur les inégalités culturelles et aux effets du genre. Parmi ses dernières publications : « Pour des politiques du genre dans le secteur culturel » (avec Frédérique Patureau), à paraître 2019 ; « L’amateur cosmopolite. Goûts et imaginaires culturels juvéniles à l’ère de la globalisation », Paris, MCC, 2017 (avec Vincenzo Cicchelli) et « Deux pouces et des neurones », Paris, MCC, 2014.  

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