La difficile mesure des inégalités

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By Jacques Bichot Published on 19 février 2018 5h00
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@shutter - © Economie Matin
37 %Les personnes les plus aisées d'Europe représentent 37 % du PIB du Vieux Continent.

Thomas Piketty et quelques autres économistes ont mis en place une banque de données relative aux inégalités dans le monde entier, dénommée WidWorld.

WID est le sigle de Wealth and Income Database, base de données Richesse et Revenu. Après le succès de librairie obtenu par la grosse brique de T. Piketty, Le capital au XXIème siècle (éditions du Seuil, 2013), le rapport annuel WidWorld est assez suivi par les média et les personnes qui s’intéressent à l’économie au niveau planétaire.

L’inégalité est très inégale de par le monde

Selon ce rapport, la part des 10 % les plus aisés dans le revenu de leur pays irait de 37 % en Europe, région du monde la moins inégalitaire, à 61 % au Moyen Orient. Entre ces extrêmes, la Chine serait à 41 % (pas mal, pour un pays communiste !), la Russie et les Etats-Unis sont quasiment à égalité avec 46 % et 47 %, le Brésil et l’Inde très haut à 55 %, et le Moyen Orient occupe (d’après WID) le sommet des inégalités : 61 % du revenu y sont concentrés entre les mains des membres du décile le plus aisé de la population. L’inégalité aurait augmenté plus modérément en Europe (de 32 % en 1980 à 37 % en 2016) qu’aux Etats-Unis (de 34 % à 47 %).

On remarquera que les pays développés sont moins inégalitaires que les pays sous-développés. Au Moyen Orient, notamment, le produit de la manne pétrolière, qui fournit une très grosse partie du PIB et des revenus, revient à un nombre assez restreint de personnes « bien placées », qui occupaient (ou dont les parents ou ancêtres occupaient) une position éminente dans des sociétés tribales. Cette hiérarchie héréditaire ressemblait par certains côtés à celle de la haute noblesse dans nos sociétés féodales européennes d’il y a quelques siècles : les « grandes familles » concentrent la propriété et les revenus. Richesse et pouvoir politique vont de pair.

L’aspiration égalitaire, fille de la démocratie

En France, Louis Maurin, qui a fait ses classes comme journaliste au magazine Alternatives économiques, dirige un Observatoire des inégalités, lequel produit notamment un Rapport des inégalités en France. Dans une interview au journal Le Monde, parmi les « bonnes raisons de trouver la société française très inégalitaire », il cite un très perspicace passage de Tocqueville : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près au même niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable. »

La devise de la République française comporte le mot « égalité » : cela signifie que la division en classes sociales héréditaires n’y constitue plus un principe d’organisation sociale plus ou moins admis par la population. Nos ancêtres naissaient inégaux ; nous aussi, mais dans une moindre mesure : surtout, nous le devenons. Certes, naître dans une famille dont les membres occupent des positions éminentes aide à devenir soi-même une personne riche et puissante, mais il n’y a plus l’automaticité qui, jadis, faisait du fils aîné d’un prince ou d’un baron le propriétaire de gigantesques biens de production — des terres, principalement, à cette époque où l’agriculture générait la majeure partie du PIB. Qui plus est, cet aspect de l’égalité républicaine qu’est l’abolition du droit d’aînesse a beaucoup contribué à l’émiettement de la propriété et des revenus qui lui sont liés. La diminution, si ce n’est la disparition, de l’inégalité successorale, est une cause très importante de la diminution des inégalités économiques. Mais la raréfaction des familles nombreuses contrebalance ce facteur.

L’argent n’est pas l’alpha et l’oméga des inégalités ni de l’économie

Les inégalités dont on parle le plus sont relatives à l’argent, au sens large du terme : le revenu pécuniaire, et, en ce qui concerne le patrimoine, la possession de biens immobiliers ou mobiliers évaluables en monnaie. Mais les évangiles ont raison : « à quoi sert à un homme de posséder l’univers s’il vient à perdre son âme ? ». Il existe des biens plus importants que les biens matériels, ce sont les biens corporels, relationnels, affectifs, intellectuels et spirituels. Ce n’est pas pour rien que les vœux de nouvel an portent bien davantage sur la santé que sur la richesse. Et Jean de Lafontaine, dans sa fable du savetier et du financier, délivre un message fondamental : la richesse et la puissance ne font pas le bonheur. La qualité de la vie n’est pas la conséquence automatique de la richesse, loin s’en faut.

Les sciences de l’homme et de la société, et particulièrement l’économie, se polarisent parfois trop sur ce qui est quantifiable. L’addiction actuelle au « numérique » n’arrange évidemment pas les choses. Il nous faut développer davantage les approches conceptuelles et qualitatives. Un cuistre, incapable d’apprécier la beauté, que ce soit celle d’un paysage, d’un texte, d’une œuvre d’art, d’une analyse philosophique ou économique, n’est-il pas un « pauvre homme » en comparaison d’un esthète qui éprouve des émotions artistiques dont il est privé, ou d’un savant qui connaît les joies de la découverte ? Celui ou celle qui a la joie d’être tendrement aimé n’est-il pas autrement plus favorisé qu’un milliardaire solitaire ?

L’économie a tendance à devenir une science bécassine qui ne s’occupe plus que de données chiffrées. Nous devons résister à cette dérive. En particulier, n’assimilons pas toute différence quantitative à une inégalité moralement scandaleuse : la relation d’ordre au sein des nombres réels n’est qu’un des millions d’outils que les mathématiques peuvent mettre à la disposition des économistes. Chercher à mesurer monétairement, c’est-à-dire numériquement, revenus et patrimoines, n’est certes pas inutile, mais s’il est vrai que l’argent ne fait pas le bonheur, il est tout aussi exact qu’il ne mesure pas de façon adéquate la plupart des réalités économiques. La science économique ne doit surtout pas être confondue avec ce culte du veau d’or que pratiquent certains de ses adeptes. N’oublions pas le message de Ludwig von Mises dans L’action humaine : le véritable objet de la science économique, c’est la façon dont les hommes se comportent.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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