Les services de mobilité urbaine sauveront-ils l’industrie auto ?

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Par Michel Delapierre Modifié le 24 décembre 2019 à 14h58
Smart Hambach Daimler 2

Les grands constructeurs automobiles vivent une période difficile. Selon l’agence Fitch Ratings, les ventes mondiales de véhicules particuliers sur 2019 devraient baisser de 4%. On passerait ainsi de 80,6 millions d’unités vendues en 2018 à 77,5 millions cette année. Ces mauvais chiffres s’expliquent en partie par une forte baisse des ventes en Chine, moins 11%, mais le phénomène est global et touche aussi bien la Chine que l’Europe ou les États-Unis. L’agence ne prévoit d’ailleurs aucun rebond en 2020.

Le phénomène a de multiples raisons mais la principale inquiétude vient du fait que les consommateurs se tournent vers de nouvelles formes de mobilité : location, partage, vélo, trottinette, appétence pour les véhicules propres, sans compter la concurrence accrue des transports en commun. Les constructeurs sont également désormais sous la contrainte de nouvelles normes sur les émissions polluantes, notamment en Europe, qui les obligent à investir dans la voiture électrique. Or, le modèle économique de cette dernière n’est pas forcément rentable et pose d’autres problèmes comme la disponibilité des infrastructures de recharge.

Joint-Venture Daimler/BMW

Dans ce contexte, afin de se démarquer de la concurrence, notamment celle de nouveaux acteurs comme Uber, Tesla, ou encore la société de location Sixt, les constructeurs investissent également dans les services de mobilité urbaine qui apportent un plus technologique à leur véhicule : application de partage, de parking, de recharge, de paiement électronique.

Dans ce domaine, les constructeurs allemands Daimler et BMW semblent avoir pris une longueur d’avance sur leurs concurrents.

Au mois de février dernier, ils ont annoncé la création d’un entreprise commune, joint-venture en anglais, regroupant plusieurs sous joint-ventures spécialisées par type de services. Ces co-entreprises, également appelées « verticales », sont au nombre de cinq:

- Reach Now qui regroupe les plates-formes multimodales Moovel (Daimler) et Reach Now (BMW) permettant diverses options de déplacement.

- Park Now qui regroupe les services permettant de chercher, réserver et payer une place de parking.

- Charge Now qui liste des bornes de recharge pour les véhicules électriques.

- Share Now qui regroupe les services d'auto-partage en libre-service car2go (Daimler) et DriveNow (BMW).

- Free Now qui regroupe les services de VTC Mytaxi, Kapten, Clever Taxi et Beat.

La joint-venture globale entre les deux groupes, dénommée YourNow, est unique en son genre dans la mesure où ce sont deux constructeurs habituellement concurrents qui se sont associés. Les deux groupes ont conjointement décidé de mettre plus d’un milliard d’euros sur la table pour développer l’ensemble de ces services.

Les raisons de l’association

Daimler et BMW considèrent que le marché des services de mobilité urbaine est l’un des principaux marchés d’avenir pour le secteur automobile. Toutefois, la concurrence est féroce et vient principalement des grandes entreprises de la Silicon Valley du type Uber, Tesla, Google.

Dr. Tom Voege - expert indépendant en politique des transports, ne pense pas que « le projet soit perçu par les constructeurs automobiles comme un modèle commercial en soi. L’enjeu principal est qu’ils soient vus dans cet espace, qu’ils soient considérés comme faisant quelque chose d'innovant. Ils ne peuvent pas laisser cela aux entreprises technologiques. » Face à ces géants de la tech, en s’associant, les constructeurs allemands souhaitent avant tout bénéficier d’un effet de taille. Pour être crédible sur un tel marché, il faut une base de clientèle la plus large possible permettant au service d’être adopté rapidement à une grande échelle. Il faut également beaucoup investir, parfois à perte.

La mutualisation des ressources devient donc un impératif pour des groupes qui, contrairement aux entreprises californiennes, ont des exigences de rentabilité concrètes vis-à-vis de leurs actionnaires. Pour Roman Zitzelsberger du syndicat IG Metall, « les constructeurs automobiles gagnent de l’argent en construisant et en vendant des voitures. Ils ne peuvent pas vendre une idée ou une histoire, comme Uber et Tesla. »

Selon Stefan Bratzel, expert de l’automobile à l’Université de Duisbourg et Essen, « vous avez besoin de beaucoup de ressources et de nombreux clients pour survivre dans ce domaine. Pour créer une plateforme sérieuse, cela coûte aussi beaucoup d'argent. Ils ont donc eu cette idée de partager les coûts. »

Les deux constructeurs ont donc identifié des applications qu’ils ne pouvaient plus se permettre de développer seuls. Il y a en effet encore beaucoup d’incertitudes quant à l’intérêt réel de certains services et à l’étendue des efforts humains et financiers nécessaires à leur développement.

Toutefois, cette joint-venture n’empêche pas chaque constructeur de continuer à développer ses propres applications, comme dans le domaine du paiement électronique par exemple.

Daimler a ainsi lancé une application de e-paiement, nommée Bertha, pour ces véhicules Mercedes, qui permet de payer directement auprès de stations-services partenaires. Cette application est développée conjointement avec la start-up ThinxNet spécialisée dans les solutions de connectivité pour véhicules. ThinxNet, qui espère étendre ses capacités à d’autres types de paiement (lavage automatique, petites réparations, épicerie) a signé de nombreux accords de partenariats avec des stations-services en Allemagne. Bertha reste propriété de Daimler et n’est pas partagée.

Un défi en termes d’organisation

La joint-venture Daimler BMW exige toutefois de relever de vrais challenges, en particulier sur un plan organisationnel.

Au niveau capitalistique, chaque verticale est détenue à 50% par les deux constructeurs.

En termes d’organisation, le management est constitué à parité entre les deux constructeurs. Chaque verticale a un management indépendant et des objectifs propres.

En fonction de l’historique de chaque constructeur sur une activité en particulier, l’un ou l’autre est plus ou moins leader dans les verticales. Ainsi, Daimler semble avoir un rôle plus moteur au sein de FreeNow et ReachNow, alors que BMW est plus engagée dans le management de ParkNow et ChargeNow.

Globalement les deux groupes affirment travailler dans le même sens et se félicitent de la qualité de leur collaboration. Selon Roman Zitzelsberger du syndicat IG Metall, « Daimler et BMW partagent les informations et les moyens. Il n’y a aucun problème, ils travaillent vraiment bien ensemble. Ils ont la même vision des services et la même volonté de faire les choses ensemble. »

Mais la gestion d’une telle coentreprise entraîne des tensions. Certains directeurs qui étaient là au mois de février dernier ont déjà quitter le navire comme par exemple Daniela Gerd tom Markotten, ancienne PDG de Reach Now qui a démissionné au mois de septembre 2019 citant des divergences de vues sur des choix de développement.

Inconnu sur l’avenir des services

Ces tensions sont en fait relativement naturelles dans un univers où les perspectives de succès sont relativement floues. En clair aujourd’hui, seule la verticale FreeNow avec son activité VTC semble faire l’unanimité à la fois en termes de cohérence de business pour un constructeur automobile mais également de rentabilité économique future. Les réflexions autour de la stratégie et de la pertinence à long terme des autres services sont permanentes.

Fin décembre, Daimler et BMW ont annoncé quelques chiffres. L’ensemble des services de Your Now ont été utilisés par 90 millions de personnes dans 1300 villes à travers le monde. La verticale Free Now a réalisé un chiffre d’affaire de 2 milliards d’euros, correspondant à 300 millions de trajets, soit une hausse de 120% par rapport à 2018.

Même si Free Now tire l’ensemble vers le haut, ces services vont encore nécessiter plusieurs années d’efforts financiers avec des retours sur investissement aléatoires.

En parallèle, la pression concurrentielle et les incertitudes sur l’évolution future du secteur, obligent les constructeurs à investir toujours plus en recherche et développement. En raison des potentielles disruptions technologiques venant de Californie, le risque de disparition est bien réel pour ceux qui n’auraient pas pris le bon virage. Tom Voege explique ainsi « qu’ils sont vraiment préoccupés par Uber et Tesla. Ils ne veulent pas être la prochaine grande entreprise qui existe depuis un siècle et qui disparaît soudainement parce qu'elle n'a pas saisi la percée sur une nouvelle technologie. »

L’organisation de la joint-venture n’est pas encore totalement figée.

Tom Voege précise que « la plupart des verticales sont encore en train de définir une stratégie. Ils ne sont pas en train d'exécuter une stratégie.” A partir de 2020, les différentes activités de Your Now devraient être organisées sous une nouvelle entité chapeau. Certains ajustements ont déjà été faits. Park Now et Charge Now ont été regroupées sous une même management. Par ailleurs, le 18 décembre 2019 Daimler et BMW ont annoncé qu’ils arrêtaient leurs activités de Share Now, véhicules en auto-partage, en Amérique du Nord et dans trois villes européennes (Londres, Bruxelles et Florence) pour se concentrer uniquement sur l’Europe et les marchés à potentiels pour cette verticales, notamment la France.

Des choix d’investissement difficiles

La question de savoir comment et sur quoi investir se pose donc avec acuité. L’éventail très large des possibilités de business oblige les deux constructeurs allemands à réfléchir à la nécessité d’intégrer un troisième partenaire.

Des rumeurs sur l’arrivée d’un nouvel investisseur circulent déjà et les dirigeants allemands n’ont pas cherché à les démentir. Michael Kuhn, senior manager du groupe Daimler Mobility AG, explique ainsi que « lorsque nous avons lancé les joint-ventures Your Now en février 2019, nous avons dit que nous étions ouverts à de nouveaux investisseurs, à des coopérations avec d’autres fournisseurs ainsi qu’à des acquisitions de start-ups ou d’autres acteurs établis. C’est toujours le cas. »

Selon la plupart des experts du secteur, un simple partenariat financier ne serait pas forcément très utile pour Daimler et BMW. Les deux groupes auraient donc plutôt intérêt à s’associer avec un acteur non seulement prêt à investir mais également capable d’apporter une plus-value technologique.

Pour l’expert Stefan Bratzel, « ils investissent tellement dans la mobilité électrique et la conduite autonome qu'ils hésitent maintenant à investir des sommes supplémentaires importantes dans les services de mobilité. Les deux PDG hésitent et recherchent des investisseurs pour Your Now. De toute évidence, ils ne veulent plus investir seuls. »

Si l’univers des services de mobilité urbaine reste encore fragile et compliqué à cerner, le marché ne cesse de grandir et son potentiel économique est énorme. Pour cette raison, les deux géants automobiles allemands restent déterminés à en devenir l’un des leaders.

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