Nourrir 10 milliards d’habitants, c’est possible !

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Par Bruno Parmentier Modifié le 15 novembre 2012 à 5h17

Peut-on vraiment nourrir correctement l'humanité, toute l'humanité, les 7,2 milliards d'habitants actuels de la planète et les 9 à 10 milliards qui s'annoncent très prochainement ? D'un côté la réponse devrait être évidemment oui, si l'on songe qu'en 1900 nous n'étions que 1,8 milliards, et qu'aujourd'hui il y a sur Terre rigoureusement autant de gens qui ont faim qu'alors, soit 870 millions. On a donc réussi à nourrir près de 5 milliards et demi de gens de plus sur les mêmes champs en l'espace d'un siècle, et on devrait donc pouvoir faire encore à moitié ce chemin au début du XXIe siècle…

Mais d'un autre côté, on s'aperçoit que la réponse n'est pas simple du tout : d'abord, quoi qu'il arrive, depuis un siècle, il y a une espèce de loi économique qui dit que quel que soit le nombre d'habitants sur Terre il y a toujours 8 à 900 millions de personnes qui ont faim, c'est-à-dire qui ne mangent pas assez de calories et se couchent le soir en ayant mal au ventre et en se demandant comment ils pourront bien faire pour manger le lendemain. Sans compter le milliard supplémentaire qui mange assez en quantité mais pas du tout diversifié et qui souffre de problèmes de santé importants générés par le manque de vitamines, de protéines, etc.

Mais aussi, on peut observer que les stocks mondiaux de céréales sont maintenant très bas, et que la paix du monde dépend étroitement des incidents climatiques dans l'une ou l'autre des rares zones céréalières du monde. Les sécheresses et inondations de l'année 2007 ont provoqué des « émeutes de la faim » dans 36 pays ; celles de l'année 2010 ont été une cause directe du démarrage des manifestations du « printemps arabe », et il est malheureusement plus que probable que les mauvaises récoltes des USA et de la Russie-Ukraine-Kazakhstan à l'été 2012 provoqueront des troubles sociaux importants au cours de l'hiver 2013 : l'Ukraine a déjà annoncé un embargo sur ses exportations, et les cours du blé et du maïs se maintiennent très haut, à un tarif prohibitif pour nombre de pauvres du monde…

À l'évidence, pour que tout le monde mange, il faut simultanément produire assez de nourriture et mettre en place une organisation du monde qui permette à chacun d'y accéder de façon régulière et suffisante. Deux problèmes qui sont loin d'être simples.


Il va falloir continuer à augmenter de façon très significative la quantité de nourriture produite dans le monde, à hauteur de 70 %, et de façon très inégale selon les continents : il faudra au moins tripler la production africaine, et multiplier par 2,3 la production asiatique, tandis qu'en Europe apparemment le problème est plus simple puisqu'on mange déjà (souvent trop) et qu'on ne fait plus d'enfants.

Tout d'abord, la croissance de la population se poursuit ; au début du XXe siècle on s'est reproduit en Europe, à la fin du XXe siècle en Asie, et maintenant l'Afrique prend le relais. Rappelons qu'un jour normal sur Terre, c’est 360 000 naissances et seulement 160 000 décès. La population augmente donc de 200 000 personnes par jour, 75 millions par an (nous n'avons mis que 12 ans pour passer de 6 à 7 milliards) ; ces gens-là veulent manger. La nécessité d’augmenter de 1,1 % de la production agricole mondiale, pour commencer, ne se discute donc même pas.

Deuxième phénomène, il y a de plus en plus de « nouveaux riches » sur Terre. Or que fait-on, sous toutes les latitudes, quelles que soient les cultures, races et religions, quand on a un peu de revenus après des générations de précarité alimentaire ? On améliore le contenu de son assiette en y rajoutant des produits animaux : lait, œufs, viande (plus des matières grasses et du sucre). L'ouvrier chinois, par exemple, mange toujours un bol de riz, mais rajoute aujourd'hui une aile de poulet ou une cuisse de canard, et donc mange indirectement tout ce qu’a mangé le poulet qu'il mange. L'informaticien indien se met à boire du yaourt matin, midi et soir, etc. Or, lorsqu'on passe de végétarien à carnivore, on quadruple sa ponction sur la planète, en passant de 200 kg d’équivalents céréales par an à 800 kg.

Lorsque des centaines de millions de personnes modifient ainsi leur régime alimentaire, par exemple les chinois qui sont passés en 30 ans de 14 à 56 kg de viande par personne, l'effet sur la demande de produits alimentaires mondiales (principalement céréales et soja) est colossal. Actuellement, les deux tiers du maïs et du soja et la moitié du blé récoltés dans le monde sont destinées à nourrir les animaux ; à titre d'exemple, les importations de soja pour nourrir les animaux européens occupent (principalement en Amérique) l'équivalent de la superficie agricole française… Peut-être peut-on imaginer qu’en Europe et en Amérique on se mette à manger un peu moins de viande, pour conserver la santé et laisser quelques ressources naturelles pour que les pauvres du monde aient eux aussi accès à la célèbre « poule au pot » hebdomadaire (est-il absolument nécessaire que chaque français mange dans sa vie 7 bœufs, 33 cochons, 1200 volailles, 20 000 œufs et 32 000 litres de lait ?).


Le troisième phénomène qui influe fortement sur la demande est le gâchis. On estime que le tiers des récoltes mondiales est jeté. Principalement à la production dans les pays du Sud, qui ne disposent pas en quantité suffisante de silos, de tanks à lait réfrigéré, ainsi que de routes et de camions. Et surtout à la consommation dans les pays du Nord, qui sont passées à une consommation de masse fort dispendieuse avec des normes alimentaires très strictes. On jette ainsi sur Terre plus d’un milliard de tonnes de nourriture par an, et le gâchis total d'un Français et de l'ordre de 280 kg par an (en cumulant production, transport, transformation, distribution et consommation).

Et enfin, last but not least, la crise énergétique mondiale a amené beaucoup d'acteurs à la production de biocarburants de première génération, à base de produits agricoles primaires, grain de maïs ou sirop de canne à sucre pour faire de l'essence, grains de colza et de tournesol et huile de palme pour faire du diesel. Ceci provoque un accaparement très préoccupant de bonnes terres : 40 % de la production de maïs aux États-Unis y est consacré, 5 % des surfaces agricoles françaises (principalement pour du colza), et la déforestation s'est accélérée considérablement de ce fait en Asie du Sud-Est et en Amazonie. De ce point de vue-là, il est urgentissime de marquer la pause et de viser la deuxième génération des biocarburants, à base de plantes entières et non plus de grains, voire de passer directement à la troisième, en particulier à base d'algues.

La « révolution verte » de la deuxième moitié du XXe siècle a permis des progrès impressionnants en matière de productivité agricole dans un certain nombre de régions du monde, en particulier dans les plus grands bassins de production céréalière : Amérique du Nord, Europe de l'Ouest et Chine. En France, grâce au cocktail : semences amélioré, engrais, fongicides, herbicides, insecticides et irrigation on a triplé en deux générations la quantité récoltée par hectare. Ceci a permis d'accompagner l’énorme augmentation de la population en Chine et en Inde en y diminuant fortement l’impact des famines, et de transformer l’Europe en une grande puissance agricole qui ne craint plus les pénuries qui auparavant marquaient son histoire. D'autres régions du monde, en particulier l'Afrique, sont restées pour l'essentiel en dehors de cette révolution verte, ou n'en ont pas tiré tout ce qu'ils auraient pu en tirer, faute d'organisation sociale adéquate, par exemple l’Europe de l'Est.


Le problème est que cette révolution verte arrive maintenant au bout de ce qu'elle a pu donner. Elle consistait à utiliser énormément de ressources de la nature, souvent non renouvelables, pour produire énormément de nourriture (pas toujours très bonne…). Toujours plus de terres, toujours plus d’eau, toujours plus d'énergie, toujours plus de chimie, toujours plus de tracteurs. Dorénavant, nous entrons dans le siècle du « moins » :

Toujours moins de terres : chaque année on gâche par urbanisation, érosion ou pollution plus de terres qu'on en met en culture et la surface de la ferme-monde diminue. Alors que chaque habitant de la planète disposait théoriquement d’un demi hectare de bonnes terres cultivées en 1960, il n’en dispose plus que d'un quart aujourd'hui, et n’en aura plus qu'un sixième en 2050. Il est plus qu'urgent d'arrêter cette hémorragie mondiale de terres agricoles, y compris en France, où on a déjà pléthore de routes, autoroutes, aéroports, résidences secondaires, golfs, zones industrielles, etc. et où on gèle néanmoins l'équivalent d'un département agricole tous les sept ans.

Toujours moins d'eau : on a fait un effort gigantesque au XXe siècle, en construisant particuliers en 45 000 barrages et en forant des millions de puits, pour arriver à irriguer un champ sur sept sur l'ensemble de la planète. Nous sommes dorénavant près du maximum possible : les experts estiment qu'on ne peut encore progresser que d'environ 20 %. Or nombre de nappes phréatiques ont été surexploités et vont maintenant s'assécher définitivement et nombre de barrages ont du mal à se remplir. Dans de nombreuses régions du monde la production agricole risque de diminuer fortement, faute d'eau, ou d’ailleurs à cause d'un excès d'eau (la quantité d’eau sur la planète étant constante, les pénuries d’un côté se payent en général par des inondations un peu plus loin…).

Toujours moins d'énergie : malgré l'arrivée du gaz de schiste, il est plus que probable que le prix mondial de l'énergie va fortement augmenter dans les années qui viennent, ce qui va remettre en cause une bonne partie de l'agriculture moderne qui en consomme énormément, en particulier pour les tracteurs et autres machines agricoles et pour fabriquer des engrais azotés. Il va donc falloir inventer une agriculture moderne beaucoup moins consommatrice d'énergie, sans compter le fait qu'on demandera à cette agriculture moins énergétivore… de produire elle-même des biocarburants !


Toujours moins de chimie : la chimie a produit au XXe siècle quatre inventions majeures pour améliorer l'agriculture : l'engrais pour nourrir les plantes, le fongicide pour soigner les plantes, l'herbicide pour sélectionner les plantes qui poussent et l'insecticide pour éloigner les insectes prédateurs. Il apparaît aujourd'hui que les inconvénients de cette agriculture chimique sont beaucoup plus importants qu'on ne le prévoyait : pollution des nappes phréatiques, diffusion du cancer, prolifération d'algues sur les plages, appauvrissement des terres, etc. Son acceptabilité sociale a donc très fortement diminué. Mais surtout, il est probable qu'il n'y ait pas de cinquième fonction à inventer, et que le XXe siècle restera donc le seul à s'être appuyé massivement sur une agriculture chimique.

Toujours moins d'engins mécaniques : ils consomment énormément d'énergie, coûtent très cher et leur utilité, en particulier en matière de labours profonds, va être rapidement mise en cause. De plus le développement agricole en Afrique et en Asie devra être intensif en main d’œuvre et non en engins mécaniques.

Pour être complet, il convient de mentionner que, non seulement nous allons devoir produire plus (et mieux) avec moins, mais nous allons devoir en plus gérer les conséquences de nos inconséquences, le réchauffement de la planète (avec une accentuation des phénomènes climatiques extrêmes) et la baisse de la biodiversité, qui risquent de rendre beaucoup plus compliquée la poursuite de l'activité agricole dans de très nombreuses régions du monde.

Alors, que faire pour produire de la nourriture si l'on ne peut plus mettre de tracteurs, d'engrais, de pesticides, et qu’on n'a plus assez de terre ni assez d’eau (ou trop d’eau) ? Il faudra évidemment davantage compter sur la « Mère nature » pour nous sortir de ce mauvais pas.


On sent pointer deux voies principales dans le « siècle des biotechnologies » qui démarre :

La voie de l'accélération du progrès technique « industriel » : elle tente de passer au « tout génétique », le raisonnement consistant à dire à peu près « si on ne peut plus utiliser d’herbicides ni d’insecticides, intégrons les fonctions directement dans les plantes, inventons-en qui auront naturellement ces qualités ». Ça tombe bien, juste à l'époque où on arrive à décrypter le génome et comprendre à quoi servent les différents gènes. C'est la voie des organismes génétiquement modifiés (OGM). Elle plaît énormément sur la planète : actuellement un champ sur dix sur l'ensemble de la planète est concerné, soit huit fois la superficie agricole de la France ; 17 millions d'agriculteurs utilisent ces techniques, soit davantage d'agriculteurs que dans l'Europe des 27 !

Mais elle plaît essentiellement en Amérique (plus un peu en Chine et en Inde). L'Europe n’en veut pas. Songeons à nos différences de culture qui font qu’une large majorité d'habitants de Californie vient de refuser par référendum l'étiquetage des produits OGM (l'étiquetage, pas la production !)… Il faut se rendre compte qu'on n’a encore rien vu dans ce domaine car les deux premiers OGM qui sont apparus sur le marché sont encore très primitifs, leur utilité réelle assez faible et leur dangerosité encore possible.

Mais dans les 50 ans qui viennent, il est plus que probable que nous verrons apparaître des centaines d'autres OGM, beaucoup plus sophistiqués, certains extrêmement utiles. Pourra-t-on à terme cultiver des plantes avec beaucoup moins d'eau, dans des terres salées, contenant beaucoup plus de vitamines ou de protéines ? D'autres OGM produiront probablement des petites ou des grandes catastrophes si l’on n’est pas assez prudent (ce qui reste probable)… Mais, en la matière, un partage géographique du travail apparaît nettement : en Amérique on veut des OGM, et en Europe on n’en veut pas. Donc, ici, puisqu'on n’en aura pas, il est urgent d'inventer une autre alternative à l'agriculture chimique.


L’espérance de l’agriculture écologiquement intensive est, sous nos latitudes, de regagner par cette voie les pertes de rendements (de l’ordre de 40 %) de l’agriculture biologique par rapport à l’agriculture actuelle « intensive en énergie fossile et en chimie ». Dans les régions tropicales humides, les espérances sont en revanche considérables : profiter de la puissance locale de la nature pour augmenter considérablement les bas rendements actuels, et ainsi pouvoir nourrir une population locale en forte expansion, sans recours à des technologies trop gourmandes en capital.

Les différences de rendements observés sur la planète sont considérables, par exemple entre un céréalier français qui, en une année de travail, produit 800 tonnes de grain (8 tonnes à l’hectare sur 100 hectares) et un céréalier africain qui en produit 4 (2 tonnes à l’hectare sur 2 hectares). Le soit disant libre commerce entre les deux conduit inéluctablement à la disparition du deuxième. L’idée qu’on puisse nourrir tout le monde en spécialisant des différentes régions agricoles du monde, et en organisant le transport intercontinental de millions de tonnes de produits périssables et pondéreux à travers la planète tient de l’escroquerie intellectuelle.

Les africains doivent manger de la nourriture africaine, d’autant plus qu’ils n’auront ni emploi ni revenus pour acheter de la nourriture étrangère. Il est donc absolument impératif de réinvestir massivement dans l’agriculture vivrière mondiale, partout où la productivité est restée faible. C’est de fait ce que font à nouveau les riches du monde depuis qu’ils ont constaté que les prix des céréales peuvent flamber ; des millions d’hectares changent de mains chaque année, dans l’espoir d’y produire plus. Le tout serait de le faire dans le respect des cultures locales et au profit des populations locales, ce qui est loin d’être le cas…

Il faut se rappeler que 80 % des gens qui ont faim exercent justement des professions de « producteurs de nourriture » (petits paysans sans accès aux moyens modernes de production, éleveurs nomades, cueilleurs, pêcheurs, etc.). Il ne s’agit donc pas de « nourrir ceux qui ont faim », on n’y arrivera jamais depuis l’extérieur, mais bien plutôt « d’arrêter d’empêcher les paysans du monde de se nourrir eux-mêmes ». Il faut donc mettre en œuvre les mesures qui ont réussi partout où l’agriculture s’est développé, en particulier en Chine, en Amérique du nord et en Europe de l’ouest : protéger les frontières et soutenir les agriculteurs locaux pour qu’ils puissent produire davantage, en particulier via l’accès à la formation, au crédit, aux semences productives, et aux mesures d’assurance contre les risques climatiques, sanitaires et économiques.


Et, en ce qui concerne les urbains pauvres, il n’y a pas non plus pléthore de solution : il faut commencer par augmenter leurs revenus pour qu’ils puissent se procurer de la nourriture. Quelques pays ont mis en œuvre de telles mesures, du type magasins qui vendent les denrées de base à bas prix, ou cartes familiales permettant l’achat exclusif de nourritures pour ceux qui envoient leurs enfants à l’école et suivent eux-mêmes de cours de capacitation (comme le programme « faim zéro » au Brésil, qui a connu un énorme succès). Plus favoriser la petite agriculture urbaine : on peut théoriquement produite beaucoup en agriculture ultra intensive sur quelques m2 urbains, dans les rues ou sur les toits.

Et, en ce siècle où les années de vaches maigres reviennent de plus en plus souvent, reconstituer des stocks mondiaux de céréales pour faire face aux prochaines pénuries semble relever quand même du strict minimum de prudence.

Lutter contre la faim, phénomène avant tout politique, commence donc par des mesures politiques ! Mais, veut-on vraiment les prendre ?

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Bruno Parmentier, Ingénieur des mines et économiste, est l'ancien directeur (de 2002 à 2011) de l’ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Il est actuellement consultant et conférencier sur les questions agricoles, alimentaires et de développement durable.  Il a publié "Nourrir l'humanité"  et « Faim zéro » (éditions La Découverte), "Manger tous et bien » (Editions du Seuil), « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (publication libre sur Internet) et « Bien se loger pour mieux vieillir » (Editions Eres) ; il tient le blog "Nourrir Manger" et la chaîne You Tube du même nom. Il est également président  du CNAM des Pays de la Loire, de Soliha du Maine et Loire, et du Comité de contrôle de Demain la Terre, et administrateur de la Fondation pour l’enfance.

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